Nicolas de Staël, Le Voyage au Maroc (Arléa, 2023)

L’exposition Nicolas de Staël, présentée à l’automne 2023 au Musée d’Art Moderne de Paris, est désormais proposée à l’Hermitage à Lausanne jusqu’au 9 juin 2024. C’est l’occasion d’évoquer ici la parution du Voyage au Maroc, de Nicolas de Staël, dans la belle collection « La rencontre » animée par Anne Bourguignon. Marie du Bouchet, petite-fille du peintre, raconte dans la préface du livre comment, en 2016, un ensemble de feuillets intitulé Les Gueux de l’Atlas a été retrouvé dans un grenier. Lequel grenier appartenait à la demeure où l’artiste venait rendre visite à son ami Emmanuel d’Hooghvorst ; seules quelques pages de l’ensemble, amputé (au grand dam de Staël) avaient été publiées en revue par Hooghvorst.

Cette découverte est le point de départ de la publication d’un ensemble d’archives inédites, transcrites, recueillies et accompagnées de nombreux dessins et fac-similés. La combinaison, riche et passionnante, débouche sur un livre aussi beau à lire qu’à voir, dans sa composition claire et élégante – colophon inclus.

On dira d’abord quelques mots de l’excellente préface, signée Marie Du Bouchet, qui apporte au lecteur les éléments biographiques indispensables à comprendre à quel tournant de sa vie Staël se trouve quand il entreprend ce voyage, en juin 1936. Le jeune peintre, né en 1914, est orphelin de ses deux parents ; il a été recueilli et élevé, avec son frère et sa sœur, par un couple belge, les Fricero, dont le mari a des liens forts avec la Russie. Mais, se détournant de la carrière d’ingénieur que son père adoptif aimerait le voir embrasser, Nicolas de Staël se passionne pour la peinture, qu’il étudie aux Beaux-Arts. Saisi par un puissant désir de voyage, après un périple en Espagne, il part en 1936 pour le Maroc, cette fois pour longtemps, espère-t-il. Le voyage est financé par un mécène, Jean de Brouwer, à qui l’artiste a promis en retour des envois réguliers de toiles. 

C’est là-bas qu’il écrit, sur des feuillets, le texte intitulé « Les Gueux de l’Atlas ». Dans ces lignes vibre l’amour que le peintre ressent pour un pays qui lui tend chaque jour, telle une offrande, sa moisson luxuriante de sons et de couleurs. Ce lieu lui « apprend à [les] voir », écrit-il. Il faut dire qu’il est arrivé là-bas résolu à ouvrir ses sens à la majesté des teintes, des ombres, des sons et des paysages inconnus, « hallucinants » selon ses mots. Sa plume est donc habitée par le kaléidoscope d’une nature nouvelle qui infuse, presque à leur corps défendant, les mots. Le 21 mai 1937, le jeune homme écrit ainsi à sa mère adoptive. « Un grand orage s’est abattu cette nuit sur Mogador. Mille éclairs ont mis dans les vagues bouillantes des lueurs de métal, d’émeraudes, de rubis ». Ou ailleurs, cette scène captée en quelques mots saisissants d’expressivité.

Mais le regard est aussi critique, politique, sensible aux déséquilibres introduit par la colonisation. Le peintre voit déjà en elle une aliénation culturelle délétère en même temps qu’une exploitation économique dépourvue de scrupules. « Je n’ai encore jamais senti autant la distance qu’il peut y avoir entre deux peuples » écrit-il en 1936, le jour de la fête du Résident. Cette distance, il tente de la réduire, partageant des repas familiaux dans des familles berbères, assistant à des fêtes, passant des journées entières dans les souks, dessinant et dessinant sans cesse. Parsemés d’ébauches de visages, de croquis de silhouettes, ces feuillets sont un hommage aux gens de peu, aux hommes et aux femmes du peuple saisis dans ce que l’artiste perçoit en eux d’ancestrale noblesse. « Dans leurs moindres gestes, les Berbères vibrent de vie, de vie brûlante, et si le supérieur dans l’échelle du vital est bien de vivre, il n’y a plus aucun doute : c’est nous qui sommes des sauvages » conclut-il.

La correspondance du jeune homme avec ses parents adoptifs, durant cette année 1936-1937, permet quant à elle de suivre le cheminement artistique d’un peintre naissant, conscient qu’il lui reste tout à apprendre. Avec une lucidité presque prémonitoire, Staël expose à son père les raisons qui le poussent à rester au Maroc : « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement et ce bateau n’est pas encore construit. » (lettre du 24 avril 1937). Sur place, il travaille comme un fou, recommence sans cesse des œuvres qu’il ne trouve jamais assez abouties – au grand désespoir du mécène qui ne reçoit rien et se plaint. Mais tant pis s’il faut attendre, faire attendre. Sans orgueil, avec toutefois la conscience de la nécessité de développer sa propre exigence et sa propre intégrité, Staël constate : « Tout doit se passer en moi. C’est avec le besoin intérieur, intime, qu’il faut dessiner, et ce n’est que comme cela que je ferais si je puis, puis, du bon dessin, de la bonne peinture. »

Le dernier document, le Cahier du Maroc, est essentiellement composé de dessins dont sont reproduits les fac-similés. Musiciens, paysans, vaches, ânes, moutons, oiseaux : c’est au plus près des humbles que le jeune homme a choisi d’esquisser le portrait du pays, le parsemant de quelques notes historiques, mais aussi poétiques, comme lorsque qu’il évoque cette forêt qui n’est « que musique ». Et si son propre texte est d’une beauté littéraire si vibrante, c’est peut-être justement, parce son auteur est peintre…    La joie de la contemplation atteint, parfois, l’intensité d’une fusion spirituelle, comme ce matin de début de ramadan : « Dans le ciel violet, un faible croissant monte, pâle, transparent […]. Toutes les forces du ciel sont debout, toutes les forces de la terre aussi. »

Texte réflexif, lumineux, saoulé de beauté, qui frappe avec la puissance d’un tableau continûment déplié, Le Voyage au Maroc entrouvre la porte sur la sensibilité fervente d’un artiste qui tente de trouver, à travers ses carnets et ses lettres, le chemin de sa propre vérité. Il écrivait à son père : « Adieu, ne jugez pas trop sévèrement mes lettres, je me demande parfois si elles ne tiennent pas comme de rares dessins le meilleur de moi-même. »

H. Gestern

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