Qui est Jane Misme (1865-1935) ?
C’est le pseudonyme de Jeanne Maurice, née dans une famille protestante de la petite bourgeoisie. Si sa mère la destine à un rôle traditionnel de mère de famille, la jeune fille a d’autres désirs et ambitions. Son mariage en 1888 avec un architecte, Louis Misme, ouvert aux aspirations intellectuelles de son épouse, lui permet d’échapper à la voie toute tracée. La rencontre de Francisque Sarcey lui ouvre les portes du journalisme. Elle entre à La Fronde en 1898 et y tient la rubrique de critique dramatique. Lorsque La Fronde cesse de paraître, Jane Misme fonde en 1906 La Française, œuvre et journal de progrès féminin qu’elle dirige jusqu’en 1924. Elle collabore aussi à L’Œuvre jusqu’en 1930 où elle tient la rubrique « Carnet d’une féministe » et elle préside à partir de 1922 la section presse du CNFF (le Conseil national des femmes françaises crée en 1901). C’est à ce titre qu’elle organise une enquête pour la section « La femme et la presse » de l’exposition internationale « Pressa » qui se tient à Cologne de mai à octobre 1928. De cette enquête il reste des traces. Le hasard d’une recherche sur Internet m’a conduite à découvrir l’existence, à la Bibliothèque Marguerite Durand, d’un ensemble de 44 lettres autographes signées, datées de 1928 (Cote : 091.1 MIS), toutes adressées à Jane Misme.
Enquête : rêve et réalité
Les personnalités du monde de la presse et des lettres qui ont participé à cette enquête – Jane Misme leur demandait d’évoquer leur expérience du journalisme et leur avis sur ce métier – étaient en majorité des femmes (32 des textes conservés sont d’une main féminine). La liste des participantes (Rachilde, Marguerite Durand, Louise Weiss, Andrée Viollis, Colette, Colette Yver, Anna de Noailles, Séverine, Marcelle Tinayre, Juliette Adam, Lucie Delarue-Mardrus… et bien d’autres, connues à la fin des années 1920 mais passées depuis cette date dans le purgatoire de la mémoire collective) avait mis ma curiosité en alerte et suscité l’image d’un trésor de fragments autobiographiques consacrés au métier de journaliste. La réalité fut moins spectaculaire : une série de réponses souvent brèves (se réduisant parfois, comme dans le cas de Germaine Beaumont, à un curriculum vitae égrenant les différentes rubriques journalistiques tenues), rédigées sur des papiers de formats divers, soit papier libre, soit papiers à en-tête de journaux auxquels appartiennent celles qui écrivent. Néanmoins, de cette série de réponses – où le « je » de la journaliste reste souvent discret – se dégage un paysage intéressant pour qui s’intéresse à la façon dont les femmes de lettres ont vécu et représenté le métier de journaliste.
Être femme-journaliste
Tout d’abord certaines livrent des considérations assez générales sur le métier de journaliste sans (se) poser la question de la façon dont elles vivent ce métier en tant que femmes. Pour celles-ci, le journalisme est d’abord vécu comme « une excellente école d’assouplissement pour le style et la pensée » (Marcelle Tinayre). Quant à Marion Gilbert, elle tire de son expérience une forme de précepte à méditer : « Écrire un livre, c’est délayer sa pensée en trois cents pages ; écrire un article, c’est la condenser en trois cents lignes. Il faut donc commencer son apprentissage littéraire par le journalisme, puisqu’on peut faire du bouillon avec de l’extrait mais pas de l’extrait avec du bouillon » …
D’autres présentent une représentation stéréotypée de la conception de la journaliste qui est proche de celle que certains hommes peuvent développer au même moment. Ainsi les réponses de plusieurs d’entre elles convergent avec celle de Marcel Prévost (un des hommes qui a répondu à l’enquête) : « La femme journaliste apporte dans ce dur et pourtant délicat métier des aptitudes que l’homme ne possède pas au même degré : la finesse pénétrante de son sexe, sa bonne grâce, son tact, sa curiosité lucide. […] Quant à la façon dont elle décrit les articles, elle y utilise le don merveilleux qu’elle décèle dans ses lettres privées et dans ses mémoires. » On retrouve là la répartition conventionnelle qui cantonne la femme dans le domaine de l’intime, du domestique, de l’intuition voire de l’instinct, de la délicatesse.
Pour quelques-unes, la réponse est l’occasion de faire vibrer leur engagement féministe et de rappeler que la presse, longtemps bastion de la domination masculine, a été aussi une opportunité donnée aux femmes de prendre la parole et de s’émanciper. C’est ainsi que Marguerite Durand, fondatrice de La Fronde – journal crée en 1897, entièrement administré, rédigé et composé par des femmes – écrit dans sa réponse à Jane Misme : « Tout ce qui oblige la femme à sortir de chez elle, à rompre le cercle étroit de ses habitudes, de sa famille, tout ce qui la force à entendre, à observer d’autres personnes que celles de son entourage immédiat, tout ce qui élargit devant elle l’horizon social, tout ce qui la met à même d’enregistrer, sur les questions les plus diverses, les opinions les plus différentes est un bien pour son intellectualité. Le journalisme actif, moderne, qui écoute, qui enquête, qui juge est et sera le meilleur ouvrier de l’œuvre d’émancipation féminine. »
Enfin, certaines des réponses posent implicitement la question de pratiques d’écritures de presse genrées. C’est d’abord Colette qui, sur son célèbre papier bleu utilisé jusque dans la réponse à cette enquête, s’essaie à une typologie partisane, sans doute discutable, mais non dénuée d’intérêt : « Des contes, des reportages judiciaires et sportifs, des chroniques, de la publicité, de la « mode », de la critique dramatique, de la critique cinématographique, – c’est à peu près le bilan de mes vingt-cinq ans de journalisme, et je n’ai peut-être pas fini… Je crois que « la » journaliste est généralement un bon reporter, un moins bon chroniqueur, un critique un peu myope, un excellent directeur de rubrique. » Cette appréciation ne manque pas de faire sourire celui qui sait que Colette fut directrice littéraire de la rubrique du conte quotidien au Matin de 1919 à 1923. Mais le propos de Colette met aussi l’accent sur les fonctions de chroniqueur et de reporter qui n’étaient pas, contrairement à ce que certaines représentations pourraient laisser croire, réservées aux hommes. Marie-Eve Thérenty le confirme, dans « Pour une histoire genrée des médias » (Questions de communication 15 / 2009), rappelant que la femme journaliste, loin d’être cantonnée aux rubriques mondaine, domestique et de mode, a su innover dans la chronique et le reportage. C’est d’ailleurs aussi ce que souligne Jane Misme dans la contribution qu’elle donne à sa propre enquête : « Que l’on réussisse peu ou prou en journalisme, et en telle rubrique ou en telle autre, c’est affaire de don, d’éducation, de chances personnels et non de sexe. Les femmes, bien que cette carrière leur soit de plus en plus accessible, n’ont pas encore donné toute leur mesure. Le plaisant est que les postes où on leur accorde aujourd’hui les meilleures aptitudes sont ceux pour lesquels, il y a peu d’années, on les déclarait le moins faites, le grand reportage, par exemple ; et les qualités qu’on leur reconnaît, les moins concédées aux femmes en général : conscience, courage, volonté, sérieux etc. » Des journalistes qui se sont illustrées dans le reportage participent d’ailleurs à l’enquête de Jane Misme : Séverine, Marguerite Durand et Andrée Viollis. Thérenty, dans le panorama qu’elle dresse de l’ « histoire genrée des médias », avance l’hypothèse que la femme reporter a innové en apportant dans ce type de rubrique l’empathie du témoin : généralisation recevable ou hypothèse ambivalente en ce qu’elle suggère que la marque féminine dans l’écriture de presse serait sa charge émotionnelle et son implication sensible ?
Quoi qu’il en soit, on se félicitera que Jane Misme – représentante un peu oubliée d’un féminisme bourgeois et modéré – ait eu l’idée de donner aux femmes une tribune pour qu’elles y fassent l’analyse réflexive de leur métier.
Françoise Simonet-Tenant