D’amour et d’amitié : Harry Mathews, Vingt lignes par jour (Véronique Montémont)

Harry Mathews (1930-2017) a été un membre de l’Oulipo, dont il fut le seul écrivain étranger pendant des décennies. Mais sa participation à ce groupe littéraire n’est qu’une des facettes d’une activité littéraire plurielle, qui s’est développée des deux côtés de l’Atlantique. Né dans une famille new yorkaise, Harry Mathews avait commencé par étudier la musicologie à Harvard, avant de s’installer en France en 1952. Profondément influencé par la découverte de Raymond Roussel, il avait ensuite publié son premier roman, Conversions, en 1958. Sa rencontre avec Georges Perec, en 1970, dont il n’avait alors pas lu une ligne, confessera-t-il plus tard, avait été l’un des événements capital de sa vie : outre que des liens d’affection forts liaient les deux hommes, Mathews avait été l’un des introducteurs de Perec aux États-Unis, tandis que le romancier des Choses avait traduit de son côté deux romans de l’auteur américain (Les Verts Champs de moutarde de l’Afghanistan et Le Naufragés du stade Odradek). Traduit ou récrit, dit-on, tant l’auteur des Choses avait pris de libertés avec la prose de l’Américain dont il avait saisi le degré de fusion entre fantaisie – au sens d’imagination – et rigueur dans la recherche littéraire

Harry Mathews en 1988. (ULF ANDERSEN / Aurimages)

Le génie d’un Perec n’était pas de trop pour rendre cette prose incroyable, épouser le cours bondissant de romans au postulat formel, plus ou moins explicite, qui se développent ensuite autour de celui-ci des intrigues improbables et foisonnantes. Derrière celles-ci, une poétique inspirée de Raymond Roussel : le choix d’une phrase qui va servir de point de départ, et l’exploration de sa polysémie ou de ses sens possibles par le roman.

« [Roussel] prenait le premier sens, puis l’abandonnait et utilisait le deuxième sens. Souvent, j’essayais de mélanger les deux sens dans la prose qui en découlait. C’est arbitraire, parce qu’on ne peut pas le valider, ni comme un moyen de “s’exprimer” – si ce terme a toujours un sens, ni en termes conceptuels. Au bout d’un certain temps, quand l’histoire commence à prendre forme, vous essayer de l’introduire dans une narration globale, mais c’est déjà trop tard, et tout illusion d’une écriture soi-disant réaliste a disparu. Pour moi, le réalisme est une convention [1]. »

Un des plus beaux exemples en est fourni par Ma vie dans la CIA (2005), « autofiction » foutraque ou le romancier, censément transformé en autobiographe, commence par expliquer comment, à Paris, a couru le bruit en 1973 qu’il était un espion ; cela avant que la narration bascule dans une suite d’aventures où l’on croise une agence de voyage nommée Locus Solus, des tueurs à gages, Maurice Roche, John Ashbery et Georges Perec. Chez Harry Mathews, péripéties se déboîtent et se réemboîtent sans cesse, épuisant tous les codes au passage ; un art qui n’est pas sans rappeler celui que, plus tard, son ami Perec portera à son point d’achèvement spectaculaire avec La Vie mode d’emploi. Il existe, en réalité, de nombreux échos entre l’œuvre des deux hommes, dont nombre sont sans doute encore à découvrir.

Harry Mathews, qui écrivait, le plus souvent en anglais, mais parfois aussi en français, de la prose, de la poésie, des romans, de la « recherche oulipienne » (tel Plaisirs singuliers, paru en 1983, variations en formes d’exercices de style autour la masturbation), des essais, et qui rêvait de disposer d’une table spécifique pour chacune de ses activités, se tenait à une certaine distance de l’autobiographie. Même si nombres d’expérimentations, comme celle de Barthes, de Robbe-Grillet, de Lucot ou de Sarraute, ont été tentées à cette époque pour en contourner l’unité, il redoute le dépouillement qu’elle impose des épaisseurs protectrices de la fiction, et plus encore son pouvoir de dévoilement, incompatibles avec un art de la retraite, et même de la rétention, dont l’écrivain se faisait par ailleurs reproche :

Cela t’a amené à vivre au bout d’un chemin qui va s’amenuisant, une fois passé un hameau situé en dehors de la route du village, dans un pays qui n’est pas le tien. Cela t’a mené, ayant pris conscience que tu pouvais difficilement supporter d’écrire sur les passions humaines trop communes, à découvrir des formes d’écriture où les vies, autour de toi, pouvaient être ignorées et où la tienne n’était qu’indirectement concernée. On peut appeler ça de l’orgueil, on peut appeler ça de la terreur. (Vingt lignes par jour, 245-246)

Et pourtant, le geste autobiographique l’a rattrapé. Mais il s’est présenté par des voies obliques, au fond cohérentes avec le reste de son œuvre, en particulier dans un livre intitulé Vingt lignes par jour (1994). À l’origine de cet ouvrage, un pli âpre et paralysant de l’existence : en 1983, le romancier américain travaille, non sans difficulté, à la fin d’un roman commencé en 1978, Cigarettes (qui sera traduit sous ce titre en français par Marie Chaix). Un an auparavant, Georges Perec est mort d’un cancer du poumon, un événement qui a profondément ébranlé Mathews et continue à hanter sa vie quotidienne. Constatant une difficulté propre à des nombreux écrivains, celle de se mettre au travail, il décide alors de s’appliquer une règle édictée par Stendhal : « Vingt lignes par jour, génie ou pas ».

Même pour un écrivain qui doute et se méfie, vingt lignes semblaient un objectif plutôt rassurant à atteindre, surtout si ces lignes n’avaient pas de rapport avec un projet « sérieux » comme un roman ou un essai. Pendant un peu plus d’une année, j’ai commencé nombre de journées de travail avec la tâche assignée d’au moins vingt lignes, à écrire sur un bloc spécialement prévu à cet effet, et dont le sujet serait ce qui me passe par la tête.

Il en a résulté 124 textes, datés comme les entrées d’un journal, ce que ce texte est aussi, à sa façon. Ils ont été écrits entre le 16 mars 1983, soit presque un an jour pour jour après la mort de Perec, et le 26 juin 1984. Comme le montrent les dates, la contrainte journalière n’a pas été respectée, mais le principe d’une régularité et d’une unité d’écriture (toujours le même bloc, toujours la même taille de texte) a malgré tout permis la continuation de l’effort sur un terme long. Écrire ainsi, sans direction, sans objet précis, est complexe ; la menace de l’exercice de style, stérile cette fois, rôde. Les premiers textes, qui font une large place aux notations d’atmosphère, décrivent le paysage, le chant des oiseaux, le chat. Harry Mathews habite plusieurs lieux, la Floride, New York, Lans en Vercors et le spectacle de la nature, en particulier hivernale, joue un grand rôle dans le quotidien de cet observateur supra-sensible de la beauté, celle de la musique d’opéra comme, de Venise comme de la neige qui ourle les arbres. Mais ses journées ne sont pas faites que de contemplation bucolique. La vie, consacrée à l’écriture, (une vie pourrait tenir pour idéale, puisque que l’auteur ne connaît pas les contraintes financières du travail salarié), est toutefois emplie l’inquiétude et de culpabilité, deux sentiments qui le taraudent. De texte en texte s’esquisse l’autoportrait d’un homme épicurien et inquiet, tendre et critique, qui interroge sans cesse sa manière d’exister et l’existence en général. Des préoccupations liées à son rapport aux objets, au temps et l’emploi, de celui-ci, à son corps, au conflit permanent entre plaisir(s) et devoir(s).

Tel Nathalie Sarraute conversant avec elle-même dans Enfance, Mathews s’invente d’abord un double, Billy Bodega, avec lequel il converse – le thème du double sera la matière de son dernier roman publié à titre posthume, Le Jumeau solitaire –, ce qui va amorcer l’exercice d’introspection. De jour en jour, la parole, tout en restant contenue dans ses frontières de vingt lignes, s’affranchit, ouvrant sur ce qui fait véritablement l’intimité d’un être : rapports avec la femme aimée, ses enfants à elle, à ses enfants à lui, sentiments de plaisir et de tristesse, rapport à la sexualité et à la rêverie érotique, maladie, douleurs, projet d’écriture, achèvement de l’œuvre en cours. Approches multiples, tonalités aussi, assemblage tesson par tesson, entre liberté et retenue. En effet, les autres jouent une grande place dans ce livre et la conscience du danger du dévoilement exerce sa force contrapuntique.

Je pourrais dire des choses que je ne dis pas ici, laisser effleurer des sujets, même indirectement, auxquels je ne me donne pas accès.  Dans cet exercice quotidien, je ne me sens pas libre d’écrire uniquement pour moi-même. Je suis arrêté par la pensée sous-jacente qu’un jour peut-être, je taperai ces ruminations journalières pour voir si elles forment un tout et que d’autres pourront les lire alors, ou après ma mort ; certainement les choses écrites risqueraient de bouleverser et rétroactivement modifier des relations dont je dépends en ce moment – avec M.C, mes enfants, mes amis. Peut-être aurais-je mieux fait de n’écrire que des fictions ou une fiction pour exprimer mes préoccupations personnelles mais le cadre imaginaire donné aux situations aurait été assez puissant pour court-circuiter toute lecture autobiographique (p. 94).

Comme le e de la disparition, Perec, qui n’est qu’assez peu évoqué nommément, se glisse partout entre les lignes : l’ami n’est plus dans ce présent-là, scandale continu, mais il ne quitte pas la mémoire, chagrin inextinguible. Il existe une vraie pudeur dans ce texte qui tourne autour de la peine en refusant de s’appesantir ; plus tard, Harry Mathews écrira ses Je me souviens à lui, un bref livre magnifique et bouleversant, Le Verger, qui pose sur le papier des éclats de vie, fragments de mémoire et d’existence de son amitié avec Perec. Mais durant cette année qui suit la mort, la plus dure pour ceux qui restent, lui fait remarquer sa femme Marie, Harry Mathews résiste à l’idée d’un deuil qui mettrait un terme au chagrin, et tout autant à l’hommage et à la continuation à travers l’œuvre littéraire. Car ce ne sont pas les livres qu’il aimait d’abord, c’était l’homme, ce qu’il dit sans détour.

Mon amour pour G. n’a absolument rien, mais rien à voir avec ses livres . […] Mon intérêt pour son travail découla de notre amitié, jamais l’inverse. Souvent, il me semblait que lire ses travaux constituait une sorte de devoir inévitable que je voulais bien accomplir à cause de mes sentiments pour lui. […] Travailler sur G.P ou écrire sur lui me déprime en venant me rappeler continuellement que j’ai perdu mon ami pour toujours. Cela me rappelle aussi comme, s’il était vivant, nous serions heureux de faire ce travail ensemble et comme, maintenant, c’est « inutile ». Prétendre qu’il peut en être autrement est de la piété bestiale. (p.96)

Vingt lignes par jour, sans que le projet en soit préalablement arrêté, devient un laboratoire d’expérimentation de plusieurs genres littéraires : micro-fictions (avec le personnage de Bodega), écriture automatique, poème, récits de rêve, méditation métaphysique, exercice spirituel, journal, autoanalyse, aveu, tombeau (au sens littéraire du terme), de l’ami mort. Il est une approche patiente et mosaïque de soi, dont l’objet n’est peut-être pas l’écrivain lui-même ; ou plus exactement, dont le soi est un terrain d’interactions permanentes avec le reste du monde dont on suit ici les courbes, les dépressions et les accidents. À travers l’observation de ses jours, Mathews, dans la vraie tradition diaristique, qu’il a rejointe presque par hasard, restitue avec une tendresse souvent critique, voire mélancolique, l’histoire de la chimie qui s’exerce entre un être et son environnement, sentimental comme spirituel ; les siens, en dépit des précautions qu’il prend pour ne pas les exposer, y sont présent, et constituent une partie de l’homme qu’il. Ce livre en apparence déroutant dans lequel, comme l’auteur quand il a initié ce projet, on entre sans imaginer de quel tissu il sera fait, dévoile page après page sa cohérence, comme si un ami acceptait pour nous de dévoiler les vulnérabilités et les failles qui le font homme. On s’y s’attache au fur et à mesure que se déplie les facettes d’un portrait passionnant, semble nous souffler qu’une vie n’existe que traversée par l’amour, l’écriture et l’amitié.

Tous les livres de Harry Mathews, traduits de l’américain par Georges Perec, Marie Chaix, Laurence Kiéfé et l’auteur, ont été publiés chez POL.


[1] Hans Ulrich Obrist et Harry Mathews, Une conversation, traduit de l’anglais par Ian Monk, Manuella Éditions, 2011.

à la Une

Sommaire du site

Retrouvez les articles, études et notes de lecture proposés par Autobiosphère sur notre page de sommaire. Quelques articles ou études d’auteurs ici en accès direct pour vous donner un avant-goût, mais bien d’autres vous attendent. Bonne lecture !

Janine AltounianRené DepestreE. Bloch-DanoGrégoire BouillierRenée Vivien
Hélène BerrMarie ChaixAnnie ErnauxMichèle GazierHélène Hoppenot
Benoîte GroultMichèle GazierMaurice GarçonFrançois GardeHarry Mathews
Armen LubinYves NavarreGeorges PerecJacques RoubaudPhilippe Lançon
Raymond QueneauSophie CallePhilippe Lejeune Joyce Carol OatesClaire Paulhan
Violette LeducFrançois II RákócziC. RochefortBlossom DouthatR. Depardon
F. d’EaubonneRomain GaryXavier CercasA. Spire / O FischerV. de Watteville
Hélène BessetteLaura AlcobaHarry Mathews (2)Anthony PasseronMathieu Lindon

Les fruits de l’amitié : Harry Mathews, Le Verger (1986)


Les fruits de l’amitié

Ils étaient amis. La mort les a séparés. « Je me souviens qu’à cette époque, les gens que je croisais dans les rues de Paris me semblaient tous être en deuil de Georges Perec. » C’est Harry Mathews qui écrit ces lignes, en 1986, dans un livre bref et bouleversant, Le Verger. L’écrivain américain avait fait découvrir à l’auteur de La Vie mode d’emploi Joe Brainard, l’inventeur de la forme des Je me souviens : on sait quelle fortune elle connut sous la plume de Perec. Et une fois celui-ci disparu, que faire de la mémoire, de son écume, et dans quels mots l’enserrer ? Mathews reprend à son compte les « Je me se souviens » : mais dans leur forme la plus pauvre, la plus pure et la plus humble, simplement parce que c’est une manière, peut être la seule, de « faire face, par l’écriture aussi, à l’accablement qui à ce moment-là assaillait beaucoup d’entre nous ». Le livre se déroule comme un album de photographies : lieux, souvenirs, moments, qui dépassent rarement quelques lignes, écrits au fur et à mesure que la mémoire les apporte, placés les uns à côté des autres comme les « fragments d[’un] tumulus lamentable qui s’amoncelait ».

 Les deux hommes ont vécu l’une de ces affinités, de ces complicités intenses, qui ne connaissent pas forcément d’explication. Ils travaillaient de conserve à leurs écrits oulipiens, se traduisaient. Mathews dit, avec une sincérité magnifique, la part d’amour qui peut entrer dans un tel lien : sa jalousie quand Perec se consacre à d’autres amis, mais aussi les soirées magnifiques passées à écouter de la musique en fumant de l’herbe : « À ce moment-là, j’aurais voulu le prendre dans mes bras ». L’importance que peut prendre une telle présence, dans les moments difficiles, à côté des autres, enfants et compagne. « Je me souviens que quand mon père mourut, la perte fut rendue supportable par la présence de Georges Perec dans ma vie ». Toutefois, la plupart des notations du livre se veulent plus légères : volontairement anecdotiques, généralement heureuses. Elles renvoient à des lieux, des climats, des instants, entre Paris, Albany, Lans-en-Vercors et l’île de Ré. Le portrait de ce Perec que l’on croit connaître, celui qui aimait les chats, les alcools et les mauvais calembours (« Je reviens de Suisse », punaisé sur la porte) ne cesse de s’enrichir : sait-on qu’il affectionnait, aussi, le ski, les tartines beurrées, certaines femmes, qu’il avait souvent « la crève » (« une espèce de grippe réunissant rhume, sinusite et gueule de bois »), souffrait de coups de soleil (« Sa peau supportant mal le soleil, il était revêtu d’un burnous de coton blanc qui le faisait ressembler à un émir du pétrole »), connaît-on son orientation politique (« Je me souviens que Georges Perec était socialiste »), son rire (« le premier aigu, rapide, inquiet ») ; sait-on combien ses yeux était verts, et comment la maladie, puis la mort, modelèrent son visage ?

Perdre un ami, c’est perdre sa présence, apprendre la cruauté d’une solitude nouvelle, sans lui ; mais c’est aussi toucher du doigt la peur de voir se dissoudre la myriade de souvenirs, de moments partagés, de complicité, tout cet infra-ordinaire banal lorsque vécu, inestimable lorsque perdu, et dont la dissolution paraît aussi terrifiante que la mort elle-même. En cent vingt-quatre souvenirs, drôles ou tendres, profonds ou fugaces, Harry Mathews a cueilli dans son Verger les plus doux fruits d’une amitié ; les plus vivants, aussi.

Harry Mathews, Le Verger, P.O.L, 1986, 40 p.

V. Montémont