De l’art de prendre soin de soi : Sophie Calle (V. Montémont)

sophie_calleSon correspondant lui avait dit de prendre soin d’elle. Sophie Calle l’a fait, à sa manière. Elle a utilisé comme point d’appui la lettre de rupture que lui a adressée G. , son amant – dont l’identité a depuis été dévoilée ; il s’agit de Grégoire Bouiller), et l’a offerte comme objet de commentaire, d’interprétation, de méditation à cent sept femmes, qui ont accepté de livrer leur point de vue sur le texte. Le résultat, exposé pour la première fois à la Biennale de Venise en 2007, puis à l’ancienne Bibliothèque Nationale de la rue de Richelieu au printemps 2008, est spectaculaire de maîtrise. Il a donné lieu à un superbe (et volumineux)catalogue, édité par Actes Sud, qui comprend, CD-Roms à l’appui, les textes, les vidéos, les chansons, les performances, mais aussi un portrait photographique de chacune des auteures. Le choix des personnalités sollicitées par Sophie Calle, tout d’abord, étonne par sa diversité : les intervenantes vont du professeur au Collège de France (Françoise Héritier), de l’avocate (Caroline Mécary), de l’historienne (Arlette Farge), de la diplomate (Leila Shahid) aux artistes de scène : des chanteuses (Guesh Patti, Diam’s, Camille, Sapho), une danseuse étoile (Marie-Agnès Gillot), des comédiennes (Yolande Moreau, Michèle Laroque, Elsa Zylberstein, Emmanuelle Laborit), deux cantatrices (Caroline Casadessus, Nathalie Dessay), une cinéaste (Laetitia Masson), etc. On peut même entendre une conversation téléphonique avec Macha Béranger…

L’exposition ne serait-elle, comme on pourrait le redouter, qu’une collection de vignettes people ? Loin, très loin de là. Tout d’abord, Sophie Calle a convoqué de nombreuses voix anonymes, ou autrement moins médiatisées : une adolescente, une latiniste distinguée, une dessinatrice, une stylisticienne, une graphiste, une publicitaire, une juge, une voyante, pour ne citer qu’elles. Ce qui semble prédominer est le souci de consulter tous les âges, toutes les professions, tous les modes de dire, pour relire une douleur qui est a priori on ne peut plus individuelle.

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Voici donc la lettre, ou plus exactement le mail de G., projeté de l’intime vers l’extime. La manœuvre se fait sans douceur, mais non sans stratégie : les médiatisations multiples dont le texte fait l’objet lui retirent, écorce par écorce, son aspect personnel, douloureux, pathique, en lui appliquant la lumière corrosive de la dérision. Beaucoup des intervenantes ont été frappées par l’égocentrisme du courrier, qu’elles ne manquent pas de souligner : la spécialiste de lexicométrie relève, tableaux à l’appui, la prédominance du pronom jeet commente ses contextes d’emploi. La rappeuse met bout à bout toutes les phrases commençant par ledit pronom, et s’étonne que celui-ci n’ait pas été choisi en guise de signature. Ces lectures, souvent cruelles, rendent évidente le fait que la lettre de rupture a été le lieu, pour son auteur, de la construction d’une image de soi flatteuse, d’un mur de justifications, construction effectuée au prix d’une certaine « gesticulation syllogistique », selon les mots de la philosophe.

Le caractère rhétorique de cette lettre très écrite, car elle émane justement d’un écrivain, et partant, sa sincérité, sont eux aussi mis en cause : la dessinatrice, Soledad Bravi, représente un scripteur satisfait, au milieu d’une marée de dictionnaires et de grammaires, en train d’appuyer sur la touche « envoyer ». Yolande Moreau donne du texte une lecture hésitante qui achoppe sur les phrases longues, dont elle souligne le peu de naturel ; la latiniste, Anne-Marie Ozanam, a préféré relever au fil de sa traduction les fautes de grammaire, et la correctrice, Valérie Lermite, les redites et les maladresses typographiques. Un autre angle d’attaque consiste à banaliser le comportement de G. : la commissaire de police recadre, à l’aide de statistiques, la fuite de l’amant dans le marché impitoyable de l’offre et de la demande amoureuse (« Arrivée à quarante ans, une femme qui veut se marier a autant de chances de trouver un époux que d’avoir un accident de la route »), tandis que l’anthropologue voit dans la lettre l’épiphénomène d’une « remontée à la surface du modèle archaïque qui règle les rapports des hommes et des femmes ». La lettre, qui opérait comme un quitus donné à soi-même, voit son armature logique et sa puissance rhétorique se dissoudre dans un maillage de discours déconstructeurs, qui finissent par anéantir son pouvoir toxique.

Mais l’arme la plus redoutable dont a usé le dispositif mis en place par Sophie Calle reste la forme d’ironie que consiste l’appropriation : beaucoup d’intervenantes ont rétrogradé le texte au rang de matériau d’études ou d’expérimentation ou l’ont traité comme un objet plastique. Ainsi, l’avocate qualifie le contenu de la lettre sur le plan délictuel (« tromperie sur les qualités substantielles de la marchandise »), les auteures de romans sentimentaux l’intègrent à un chapitre relevant d’un autre univers narratif, une écrivain en fait un conte pour enfants, l’institutrice le simplifie ad usum delphini et l’assortit de questions de compréhension. La lettre n’est plus qu’un objet que l’on plie (une cocotte en papier, une lamelle de texte), qui explose et se réfracte dans un poème (Anne Portugal), dans une chanson qui la reprend à l’envers (Camille), dans un sketch qui tantôt l’étire puis la tronque (extraordinaire lecture de la clown Meriem Menant). Elle est un réceptacle vidé de son pouvoir, tout juste bon à faire résonner son propre écho : la dernière interprète en sera Brenda, un perroquet qui déchiquette la feuille de papier…

A ce stade, le spectateur, puis lecteur, est à la fois fasciné et quelque peu effrayé. Fasciné parce que la lettre a donné lieu à un tel déploiement de talent, de finesse analytique, d’érudition, d’intelligence, qu’il est difficile de ne pas être séduit par la richesse et la subtilité du résultat. Effrayé parce que devant une telle somme de critiques et de manipulations, on en arrive à se demander si l’on n’assiste pas en direct à une exécution : celle de G., amant décevant, et à travers lui, celle du mâle, impossible partenaire. C’est Christine Angot, à la faveur d’une étonnante palinodie, qui l’exprime le mieux : « Tout un escadron de femmes là que nous sommes, avec nos textes minables, ou nos interprétations, nos performances, en train de nous mesurer à l’homme, pour mieux le chasser et le disqualifier. […] Le chœur que tu as formé autour de cette lettre, c’est le chœur de la mort. »

Alors, Prenez soin de vous, simple expédition punitive ? Le jugement serait réducteur, et injuste. D’une part parce que G. a consenti à l’existence et de l’exposition et de l’ouvrage, demandant même que l’on restitue son initiale et celle de son livre : de toute évidence, il ne répugnait pas, au contraire, à ce qu’on l’identifiât… D’autre part, qui connaît tant soi peu l’œuvre de Sophie Calle sait qu’elle ne convoque l’expérience biographique que pour l’élever très vite au rang de moteur d’un système qui, en se mettant en marche, va occulter fort efficacement la dimension personnelle. Tel est sans doute le paradoxe le plus subtil du travail de l’artiste. En effet, comme le souligne la philologue, Barbara Cassin, l’entreprise relève d’un « jeu herméneutique » , et laisse la place au doute, – exprimé au demeurant par plusieurs intervenantes –, sur la véracité de la lettre et de la situation.

En définitive, on ne sait rien de l’impact qu’a eu la lettre de G. sur Sophie (pas plus que sur liaison elle-même ou sur les sentiments éprouvés après cette rupture par l’un ou l’autre des amants). En revanche, on en apprend beaucoup, en lisant Prenez soin de vous, sur les attentes des femmes au début du vingt-et-unième siècle et sur l’équilibre du rapport — plus que jamais de force — qu’elles engagent avec les hommes. La véritable dimension autobiographique du dispositif est à chercher dans le discours des intervenantes : la manière dont elles ont choisi d’être photographiées (posture, cadre, vêtements, décor), leur espace, public ou privé, nous parlent de ce qu’elles font, ce qu’elles aiment, de ce à quoi elles attachent du prix. Leur commentaire, enfin, qu’il soit sympathique, virulent, distancié ou humoristique, raconte indirectement quel a été, ou pourrait être, leur mode de réaction à une rupture amoureuse ; la lecture semble même, parfois, rouvrir d’anciennes plaies… Bref, chacune des personnalités, et chacun des lecteurs, est invité à habiter cette lettre de rupture. En ce sens, Sophie Calle a, comme à chaque fois, transcendé le cadre autobiographique et construit un mixte d’authentique et de fantasmé, d’individuel et de collectif, de texte, d’image, de musiqueet de voix. Une construction polyphonique qui ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même, menée avec une maestria et une rigueur toutes perecquiennes, capable d’atomiser son objet premier (son prétexte ?) et d’interroger sans fin ce que Duras appelait la « vieille algèbre des peines de cœur ».

Sophie Calle, Prenez soin de vous, Actes Sud, 2007.

Une décennie (2002-2012), onze événements autobiographiques (F. Simonet-Tenant & V. Montémont

 

Dans le n° 31 de La Faute à Rousseau (p. 48-49) d’octobre 2002, j’avais tenté de dresser la liste des dix événements autobiographiques à retenir pour la décennie (1992-2001). Choix éminemment subjectif qui n’avait point suscité de réaction courroucée. Dix ans plus tard – bigre… on ne voit pas le temps passer –, je me lance dans le même exercice : à moi de nouveau la jubilation un peu enfantine de dresser un palmarès !  Il me semble – illusion rétrospective ? – que l’actualité autobiographique est de plus en plus foisonnante et éparpillée. Mon choix risquait d’être plus subjectif que jamais : iI semblait du coup plus raisonnable de tenter cette gageure en duo, deux paires d’yeux valant mieux qu’une pour scruter l’actualité intense des années écoulées. (FST)

 

2002 – Grégoire Bouillier, Rapport sur moi

« Ce sont des choses qui arrivent », dit la quatrième de couverture de ce petit livre halluciné et hallucinant, récit d’une enfance tragico-carnavalesque dans une famille où la folie (chacun la sienne) explose comme un geyser au milieu du salon. Est-ce encore une autobiographie où déjà un roman ? Ni l’un ni l’autre, dit Grégoire Bouillier : le compte rendu corrosif qu’il fait de la vie, la sienne et celle des autres, est surtout l’arène d’une impressionnante tauromachie langagière, où l’ironie se dresse contre le désespoir. Ne reste au lecteur fasciné qu’à compter les banderilles.

2003 – Création des éditions « La Cause des Livres »

Militante de la transmission de la mémoire, Martine Lévy entame une belle aventure éditoriale où autobiographies et journaux personnels occupent une place de choix.  Avec passion, elle édite des textes auxquels elle croit et qui ne laissent pas indemne le lecteur : entre autres, La Rivière au bord de l’eau d’Opal Whiteley, le Journal 1902-1924 d’Aline R. de Lens, Mes souvenirs : histoire d’Alexina / Abel B d’Herculine Barbin, La Traversée imprévue (adénocarcinome) d’Estelle Lagarde…

2004 – « Moi ! Autoportraits du XXe siècle », exposition au Musée du Luxembourg

153 autoportraits sont présentés au musée du Luxembourg. Certes les lieux sont un peu exigus et les autoportraits parfois s’entrechoquent. Mais quel foisonnement de techniques et quels miraculeux face-à-face, à en avoir le vertige ! L’autoportrait, ça semble simple et c’est terriblement compliqué, et ça ne se simplifie pas au XXe siècle où l’art s’est affranchi du devoir de ressemblance.    

2005 – « Genèse et autofiction », journée d’études à l’École Normale Supérieure

Pour la première fois, l’autofiction entre par la grande porte dans le champ universitaire. Sous l’égide de Catherine Viollet et Jean-Louis Jeannelle, des théoriciens, des écrivains et des cinéastes viennent exposer leur vision et leur pratique de l’autofiction, concept aussi mouvant que miné. Trois ans plus tard, c’est l’auguste enceinte de Cerisy-la-Salle qui accueillera la décade Autofiction(s) suivant la même formule : un dialogue entre créateurs et théoriciens, aux prises avec un mot décidément pluriel. En 2011, nouvelle décade : Cultures et autofiction, avec cette fois un œil sur la littérature d’Afrique.

2006 – Soutenance de thèse, « Pour une histoire de l’intime, sexualités et sentiments amoureux en France de 1920 à 1975 » par Anne-Claire Rebreyend.

Anne-Claire Rebreyend soutient à l’université Paris-VII une thèse qui considère l’intime sous l’angle de l’addition de l’amour et des sexualités. Elle a eu recours pour ses recherches sur les représentations de la sexualité à des archives autobiographiques d’individus dits « ordinaires » et, entre autres, aux archives de l’APA (247 textes consultés). Cette enquête patiente débouche sur un texte riche et nuancé, qui retrace avec précision et finesse la longue et chaotique progression vers la libération des discours sur la sexualité. La thèse a donné lieu à un ouvrage érudit (Intimités amoureuses – France 1920-1975) puis à un bel album intelligent (Dire et faire l’amour, 2011).

2007 – Sophie Calle « Prenez soin de vous », exposition à la Biennale de Venise.

En 2007, Sophie Calle est l’artiste choisie pour représenter le pavillon français à la Biennale de Venise. Quatre ans après M’as-tu vue, sa grande rétrospective à Beaubourg, la plasticienne fait un retour remarqué, en offrant en pâture à cent sept femmes la lettre de rupture de son amant. Le résultat est cruel, drôle, intelligent, dérangeant, profond, émouvant. On n’en saura guère plus sur les motivations de l’amant, anéanties par le feu roulant de ces interprétations ; mais on en apprend, par ricochet, beaucoup sur les femmes et leur manière de penser l’amour au début du XXIe siècle.

2008 – Hélène Berr, « Journal »

Après avoir été conservé par sa famille, qui l’a déposé au mémorial de la Shoah, le journal d’Hélène Berr (1942-44) est publié chez Tallandier avec une préface de Patrick Modiano. Avant de mourir à Bergen-Belsen en 1945, cette jeune agrégative d’anglais aura eu le temps d’écrire, de faire de la musique, et de vivre les joies d’un premier amour. Mais surtout de porter l’étoile, de voir sa famille persécutée, et sa vie tout entière se refermer autour de la terreur, des humiliations et du spectre de la mort. Elle note : « j’ai un devoir à accomplir en écrivant, car il faut que les autres sachent. » Dans la nuit qui l’enserre, dans sa poignante lucidité, son écriture est la beauté même.

2009 – Alain Cavalier, Irène

Chaque film du Filmeur est pour les Apaïstes un événement attendu. Celui-ci ne fait pas exception. Cavalier, c’est la vérité une caméra à la main, l’art de toucher au plus vif, au plus dépouillé des émotions humaines, dans un calme, une lenteur, un art méditatif du regard. Ici, un homme recherche le souvenir d’une jeune morte, avant sa tragique disparition. Il accroche les souvenirs, fragmentaires, à une maison, aux pages du carnet d’Irène, l’accompagne de ses silences, du fantôme d’un amour brisé. On entre dans leur histoire. On est dans leur histoire. Qui peut dire, devant un tel partage, que l’autobiographie est un art solipsiste ?

2010 – Mathieu Simonet, Les Carnets blancs, Seuil ;  blog

Ou comment un avocat parisien, diariste depuis l’enfance, décide de sacrifier ses carnets, à cause de l’exiguïté de l’appartement de son ami. Les carnets blancs racontent l’organisation (très inventive) de leur disparition, tout en revenant sur leur contenu, dans l’exigence – souvent troublante – d’un dévoilement total. Ce suicide du journal ayant de quoi intriguer et déranger, un blog (http://mathieusimonet.com) détaille le sort des cent premiers carnets : leur transformation en saucisson, en robe ou en parfum, leur noyade, leur conservation à l’Elysée ou dans une station de métro. Aux dernières nouvelles, le jeu continue…

2011 –  Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard, Quarto

Quel bonheur de pouvoir posséder en un seul volume les principales œuvres d’Annie Ernaux, regroupée en un Quarto aisément portatif ! « Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle. » (juillet 2011) L’ordre des textes choisis – du roman autobiographique Les Armoires vides à l’autobiographie impersonnelle, Les Années – n’est pas celui de leur parution mais celui « du temps de la vie, entre l’enfance et la maturité ». Au début du volume, une tentative originale pour biographer sa vie autrement : un photojournal constitué par l’articulation de photos familiales et d’extraits du journal intime inédit, une « façon d’ouvrir un espace autobiographique différent. »

2012 – L’intégrale des Confessions par William della Rocca

Depuis février 2007, William della Rocca s’est lancé dans le pari incroyable de mettre en voix les douze livres des Confessions de Rousseau. Avec pour seuls accessoires un lutrin, un cahier, une chaise et une tasse à thé, le comédien fait revivre le texte de Rousseau, confesse en «  une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » les étapes d’une vie tourmentée. Habité par le texte, il le fait redécouvrir au lecteur devenu auditeur. Performance inouïe, au sens premier du terme, qui est arrivée à son terme en juin 2012 puisque William della Rocca a dit – non pas récité ni joué ni même interprété – l’intégralité des Confessions. Que souhaiter de plus pour le tricentenaire de la naissance du philosophe et pour le vingtième anniversaire de la création de l’APA ?

Véronique Montémont et Françoise Simonet-Tenant