
Aux lecteurs qui avaient eu le bonheur de goûter la lecture du Journal 1939-1945 de Maurice Garçon (Fayard, 2015), Pascal Fouché et Pascale Froment ont offert sept ans plus tard 700 pages de joie supplémentaire : l’édition des années qui ont précédé, à savoir le Journal 1912-1939. Avant de dire quelques mots de ce texte passionnant, il faut rappeler brièvement qui fut Maurice Garçon : né en 1889 et mort en 1967, fils d’un éminent professeur de droit, l’étudiant en droit qu’il était hésitait entre devenir écrivain ou avocat, carrière qu’il embrassa finalement en 1911. Son goût pour l’écriture l’a toutefois conduit à signer des pièces de théâtre, une multiplicité d’essais (sur le droit, mais aussi le spiritisme), des biographies, des récits d’affaires criminelles ; il sera reçu à l’Académie française en 1947. Maurice Garçon, outre qu’il s’est illustré à plusieurs reprises dans les procès d’assises, sera aussi l’avocat du tout-Paris littéraire et mondain, ami de Pauvert et défenseur de Simenon, entre autres.
Le personnage est fascinant, atypique, parfois paradoxal : s’il a laissé l’image d’un homme brillant, arrogant et honni de ses confrères – le Journal le révèle au reste candidat malheureux au bâtonnat –, il se révèle aussi probe, modéré, scrupuleusement honnête, amoureux de la campagne, pudique et travailleur acharné. Le jeune homme de 23 ans qui commence à écrire ne sait pas exactement dans quoi il s’engage. « Ce ne sont pas des mémoires. C’est trop tôt. Ce n’est pas un journal. Je ne vois pas assez de choses. Et ce ne sont pas non plus des pensées. Je ne suis pas assez sûr de moi. Ce sont des notes, des notes dont je veux me souvenir et que seul peut-être j’aurai du plaisir à relire….… Si j’ai la constance de persister. » (29 février 1913) Cette constance, il l’aura, quoique entrecoupée de longues interruptions : le mois de janvier est souvent l’occasion de déplorer des trimestres, voire une année entière sans écrire. Car, les années passant, la réputation s’installe et l’avocat est débordé par le travail.

Mais dès les premières pages, ce qui fait et le sel du journal et l’intérêt de la personnalité de son auteur est bien présent : un mélange d’extrême ambition et de modestie lucide quant à ses limites (« Il faut croire à son génie si l’on veut seulement développer son petit talent »), une curiosité de tout et de tous, une plume ferme, élégante, parfois corrosive. Jeune, encore hésitant entre ses deux vocations, Garçon peint, tente d’écrire et mène une vie mondaine active : soirées, dîners, boîtes de nuit, opéra, vernissages, bals interlopes, soirées spirites, fumeries d’opium, et même description de bordels, comme les fréquentent les hommes célibataires de son époque. On se demande plus d’une fois s’il visite ces lieux de divertissement en consommateur, en entomologiste, ou les deux. Comme il le dira joliment, quelques années plus tard, il aura « rarement fui devant le plaisir », mais pas sûr que celui-ci implique la débauche… Par ailleurs, cet observateur passionné de son temps est de tous les défilés, les conférences, les expositions, prêt à attendre des heures pour voir passer une manifestation ou à assister à l’atterrissage d’un aviateur.
Il a vingt-cinq ans quand éclate la Première Guerre mondiale. La relation qu’il fait du début est d’un calme étonnant. « Décidément, c’est la guerre », écrit-il le 2 août 1914. Lui la fera à Paris, ou plutôt ne le fera pas, puisqu’il est réformé à cause d’une suspicion de tuberculose : toute sa vie, on lui en fera grief. Il reste dans la capitale et travaille : occasion de narrer ce Paris de l’arrière, plongé dans « l’angoisse abominable » faute de nouvelles, bombardé, harcelé par les Zeppelin ; une angoisse qui fait parfois regretter à l’auteur de ne pas être en train de combattre avec les autres. Mais Garçon, et ce sera le cas toute sa vie, nourrit une méfiance certaine pour le discours patriotique, brocarde les femmes de la bourgeoisie avides de jouer les infirmières (« Avoir des blessés serait leur orgueil ») et surtout ne supporte pas l’arrogance des soldats « grossiers et cambronniens ». Quant à l’aveugle brutalité de la justice militaire, où « les peines les plus fortes tombent comme la grêle », elle le révolte purement et simplement. Son indignation s’exprimera encore plus crûment durant la Seconde Guerre mondiale, où il parlera de « justice prévôtale » et défendra des juifs, communistes, anarchistes sans le sou, qui n’étaient pas sa clientèle ordinaire, par principe… En attendant, il s’avoue qu’il n’a pas « l’humeur belliqueuse », franchise révélatrice d’un trait de personnalité profond : une honnêteté qui, même quand elle ne lui donne pas le beau rôle, est rarement prise en défaut. Même si de tels moment sont rares, il arrive par ailleurs à ce diariste qui maintient systématiquement une forme de réserve sur ses propres émotions de laisser entrevoir ce qu’il ressent. Dans le récit de la première exécution capitale à laquelle il assiste, en qualité d’avocat, on perçoit son écœurement et pour le procédé, et pour l’insensibilité des hommes présents – Garçon exprimera plus tard sa répugnance pour la peine de mort.
Le prêtre se tournait vers les assistants. Il envoyait à Roose [le condamné] des paroles de paix et de bonté mais les paroles venaient se heurter à la muraille sombre des hommes qui, debout et graves, écoutaient et ne pardonnaient pas. L’homme regardait par l’étroite fenêtre. Il cherchait à voir le ciel n’y parvenait pas tant l’obscurité était encore profonde. Ses yeux cherchaient hors de nous, et tandis que son corps et ses mains tremblaient d’une saccade convulsive, son esprit errait très loin de nous dans les souvenirs d’autre fois. (30 décembre 1916)
Le choix des affaires plaidées par Garçon révèle toute la complexité du personnage, qu’on serait bien en peine de situer politiquement. C’est un homme pour qui « les radicaux sont trop à gauche […], le Bloc national est trop à droite », un conservateur qui dîne avec des anarchistes, un antisémite qui fréquente des juifs et en défend certains, un contempteur des femmes avocates, mais qui loue l’intelligence et le talent d’une future stagiaire de la Conférence, un rationaliste fasciné par la sorcellerie. Et on pourrait continuer longtemps la liste des paradoxes… Pour résumer, celui incarne par endroits, et pas toujours de façon anecdotique, les préjugés de son temps (il n’est qu’à voir certaines remarques sur des femmes, des juifs, des homosexuels ou des gens de couleur !) place ses principes de juriste et d’homme au-dessus de ses inclinations propres, ce qui lui confère une rectitude dont le journal porte la trace. C’est, par exemple, pour cette raison qu’il va aux enterrements de ceux de ses connaissances, même quand il ne les aime pas : « J’estime qu’on doit cet hommage à ceux qu’on a fréquentés même en les méprisant ».

Dans une émission de radio consacrée à son père, la fille de Maurice Garçon raconte qu’il dessinait pendant les procès. De fait, l’avocat et brillant plaideur est aussi un portraitiste hors pair : tendre quand il parle des petites gens gageant leur affaires ou Mont-de-Piété, impitoyable quand il a envie faire mouche et d’épingler les hypocrises. Son journal, et tel n’est pas le moindre de ses charmes, donne à voir le petit monde de la basoche et du Palais (« tout ce monde sérieux…] un peu ridicule lorsqu’on le regarde vivre, s’agiter et désirer »), le barreau de Paris, ses ténors, ses piliers, ses médiocres et ses intrigants. Dans cette galerie, certains sont vilipendés, tel un juge d’instruction nommé Bouchardon, « broussailleux, […] débraillé et les yeux injectés de haine » dont la méchanceté effraie le diariste :
Et depuis six mois, tapi dans son cabinet, il instruit secrètement avec férocité. La torture lui manque, mais il ne lui manque que cela et ce que j’ai pu voir de ses procédés m’a fait frémir. Il jouit de la souffrance, il n’est pas un homme qui juge et qui instruit mais un homme qui s’amuse à juger et à instruire, et qui y prend un plaisir sadique (Mai 1918)
D’autres évocations sont drolatiques, tel ce confrère croisé au bal qui lui semble « danseur par profession et avocat en amateur », ou un autre qui a « une tête de massacre ». Le bâtonnier Henri-Robert est une « vieille coquette », le futur bâtonnier Moro-Giafferri tantôt dépeint comme un « brouillon généreux et abondant », tantôt un comme « Corse verbeux et demi-fou », Antonin Dubost, magistrat, est croqué en « tribun raté, [qui] s’agite comme un guignol ». Celui qui n’échappe jamais au mépris de Garçon, c’est Pierre Laval, « cet Auvergnat aux dents sales, au sourire gras et au teint suintant » dont l’avocat brocarde constamment la médiocrité et l’arrivisme. Il lui réservera ses plus belles piques dans le tome suivant. En attendant, presque à chaque page, on sourit, et même on rit devant cet humour au vitriol qui frappe fort et juste – et permet de comprendre pourquoi Maurice Garçon était à ce point un interlocuteur redouté !
À travers les causes et les procès qu’il évoque, c’est enfin un portrait de la IIIe République moribonde, – surnommée par lui « l’autocratie démocratique » – qui se dessine. Elle est dépeinte dans ces lignes, et pas toujours à tort, comme affairiste, instable et corrompue. Maurice Garçon représentera ainsi la famille du conseiller Prince, qu’on suppose assassiné pour avoir enquêté sur l’affaire Stavisky, victime d’un meurtre commandité pour préserver le gouvernement Chautemps qui fermait les yeux sur les activités de l’escroc. Aux premières loges, l’avocat énumère les scandales, s’émeut des prébendes, du mensonge ; fin analyste des rapports de pouvoir et de sujétion, il raconte les liaisons dangereuses de la justice et de la politique, quitte à se faire moraliste.
Les magistrats sont vraiment de pusillanimes pantins, au moins ceux de Paris qui ont employé toutes les ruses et toutes les bassesses pour leur avancement et qui cèdent chaque jour à tous les remous du pouvoir et de l’opinion publique. Tristes gens ! Chaque jour j’en recueille des exemples plus malodorants. Depuis vingt-cinq ans que je suis au Palais, je souffre de mon inégalité en face de mes confrères parlementaires. Jusqu’à l’an dernier, il suffisait d’être député pour faire la loi à ces domestiques. Ils obéissaient platement à toutes les influences, étaient accessibles à tout ce qui pouvait, même lointainement, appartenir au gouvernement au pouvoir […]. Ils n’étaient pas vénaux, mais assoiffés de de décorations et d’avancement. J’aurais mieux aimé qu’ils sollicitent de l’argent. Au moins on aurait connu le tarif (4 janvier 1936).
La grande Histoire s’invite évidemment, et souvent, dans ces pages, avec l’assassinat de Jaurès (dont Garçon admire la sincérité) et plus tard, son entrée au Panthéon, l’armistice, la grippe espagnole, le congrès de Tours, les émeutes du 6 février 1934, le colonel de La Rocque et les Croix-de-Feu, le Front Populaire, les accords de Munich. En cela, ce journal plus extime qu’intime fait songer à celui d’Hélène Hoppenot, bien que Garçon et elle ne fussent pas du même bord (mais peut-être se seraient-il plu…) : des intelligences aiguës, une prodigieuse faculté d’observation, un désenchantement lucide et une verve imparable, qui aime à épingler ses contemporains sans pour autant se faire de cadeau.
« Que le diable fasse à ces pages le sort qu’elles méritent », écrivait Maurice Garçon en mai 1927. Le diable a bien agi en plaçant ces carnets, retrouvés par hasard par chez Françoise Lhermitte, la fille du diariste, entre les mains de deux éditeurs passionnés et minutieux, Pascal Fouché et Pascale Froment. Ce qu’ils nous offrent, à travers ce patient travail d’établissement du texte et d’identification de ses acteurs, est une coupe sagittale dans la vie d’un homme complexe, le monde grouillant de la justice et ses passions, mais aussi une époque politiquement fracturée par la Première Guerre Mondiale, suivie par vingt années qui travailleront à préparer la Seconde.
Maurice Garçon, Journal 1912-1939, édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles-Lettres / Fayard, 2022, 715 p., suivies d’un index.
Ill 1 Maurice Garçon à son bureau, Agence Meurisse (source, Gallica)
Ill 2 Maurice Garçon lors de sa plaidoirie au procès de René Hardy, accusé d’avoir dénoncé Jean Moulin à la Gestapo, 8 mai 1950 ©AFP – Sylvain Peuchmaurd
Des témoignages autour de Maurice Garçon peuvent être écoutés sur France Culture, La Fabrique de l’Histoire, « Une brève histoire du crime », épisode 2 : « Maurice Garçon au prétoire« .