Autobiosphère n’a pas pour habitude de chroniquer des romans ; mais il faut bien quelques exceptions pour confirmer la règle. Exception vraiment ? Dès lors que le personnage a le même âge que son auteur et qu’il porte le même prénom, nous aurions tout loisir de nous draper dans l’ample vêtement de l’autofiction pour justifier notre intervention. Mais ce serait enfermer le livre dans une dialectique superficielle qui ne lui rendrait pas justice.

Lorsque le livre commence – plutôt mal pour le jeune narrateur –, ce dernier est assis dans l’amphi de Sciences-Po où il s’ennuie à périr. La douleur au bras qui au bout de quelques minutes le saisit l’inquiète : ne serait-il pas en train de faire une crise cardiaque ? En garçon bien élevé, César commence par quitter poliment le cours pour mourir sans déranger personne, prend conseil auprès d’un pharmacien qui l’envoie paître, hésite sous la pluie entre filer à Cochin et rentrer se coucher (« Mon agonie commençait à être longue ») et rentre chez lui après avoir dilapidé son budget boîtes de thon dans un taxi. Le ton est donné : durant tout le livre, on verra ce garçon brillant, écrasé par quelques quintaux de questions existentielles et une hypocondrie qui ne prend jamais de vacances, mettre en scène, avec beaucoup d’humour et autant de verve stylistique, les situations absurdes où le plongent ses angoisses.
Et ils sont nombreux, les heurs et les malheurs de ce pauvre lapin, comme l’appelle sa grand-mère adorée, qui se dépeint comme aveugle d’un œil, prognathe et nul en karaté, qui apprend par cœur les résultats du foot (dont il se contrefiche) pour s’insérer dans la bande de garçons du collège, qui veut séduire les filles, mais en a peur, préférerait peut-être séduire les garçons, mais n’en est pas bien sûr, se prend de passion pour la vie ferroviaire de la RATP, voue un culte aux capitales mondiales, voit ses parents divorcer, les belles-mères défiler, les frères et sœurs des familles recomposées s’accumuler, fait bravement la navette d’une maison à l’autre avec son sac au dos, comme un escargot, en rêvant de s’enfuir chez sa grand-mère, figure centrale du récit. Au reste ne forment-ils pas quasiment un couple, à mener leur « vie maritale » et à ne jamais se quitter l’un l’autre ? Œdipe est battu (d’une génération) à plates coutures !
Les personnages de la galerie qui défilent sous nos yeux sont pour le moins savoureux : la fameuse grand-mère, floridienne la moitié de l’année, qui mange des crevettes avec ses copines veuves (et le narrateur d’être projeté « au centre d’une intense sociabilité gériatrique », entouré de femmes du quatrième âge qui le regardent avec concupiscence) ; une mère obsédée par l’homéopathie qui l’appelle sans répit, un père obsédé par la conjugaison qui lui raconte ses déboires sentimentaux (nonobstant le fait que César a neuf ans et le père-pote cinquante-quatre) une sœur en adoration, des tantes pépieuses, roublardes et envahissantes, une belle-mère avocate qui a la délicatesse d’une ogresse, une demi-sœur à peu près inconnue, mais qui parvient à faire de César l’oncle d’une nièce qui a exactement son âge, etc… Dans ce délirant téléscopage générationnel, pas facile de trouver sa place : et le narrateur, qui finit par renoncer tant à l’étude du norvégien qu’à une carrière d’espion, de se réfugier, raconte-t-il, dans l’écriture d’un livre où il prend le lecteur comme confident, au grand désespoir de sa famille. (« Faudrait pas non plus que tu nous écrives la Bible », soupire une des tantes).
César Morgiewicz a réussi le pari de faire de ses affres un délectable matériau littéraire : il y trempe une plume enlevée, désopilante et acide qui relègue au second plan la question de savoir qui est qui et qui (n’)a (pas) fait quoi. Mais derrière sa capacité d’autodérision, c’est une vraie réflexion qui s’esquisse sur la difficulté à grandir et à devenir adulte quand on se sent à ce point singulier, la déchirure d’un enfant divorcé entre deux foyers qui tanguent en permanence, la quête d’une orientation sexuelle, les incertitudes des vocations, la cruauté du regard de l’autre, le poids de l’amour qui étouffe au lieu de conforter. Son pauvre lapin nous dit beaucoup sur ce que c’est que d’avoir vingt-cinq ans en 2022 ; mais aussi sur la capacité de la littérature à arrondir les angles parfois tranchants de la vie pour s’y ménager un refuge un peu plus hospitalier.
Hélène Gestern
César Morgiewicz, Mon pauvre lapin, Gallimard, 2022, 228 p.