L’homme de lettres, l’être de l’homme : Claude Burgelin, Georges Perec (Gallimard, « Biographies », 2023) (V. Montémont)

Depuis longtemps, on attendait une nouvelle biographie de Georges Perec : et c’est Claude Burgelin qui l’offre, avec une intelligence et du texte et de la personne en tous points admirable. Celle-ci fait de son livre, – couronné par le prix Goncourt de la biographie –  une somme désormais indispensable à qui veut comprendre, redécouvrir et même découvrir le travail de Georges Perec. Mais cette biographie saura aussi, par sa limpidité, sa façon douce et subtile de raconter l’être, captiver les curieux de l’existence de ce fascinant écrivain, qui comme Queneau a su toucher un large public et s’inscrire dans l’imaginaire populaire en dépit d’une œuvre d’une exigence littéraire inégalée.

Claude Burgelin a connu Georges Perec, il a même été son ami au temps de la Ligne générale, collectif animé Jean Duvignaud. Sa photographie figurait, auprès des autres, dans le bureau de l’écrivain. Le fait est annoncé d’emblée, avec pudeur ; ensuite, il n’en sera plus question. Ou plus exactement, cette connaissance, au lieu de se traduire par l’évocation de souvenirs personnels, va infuser en profondeur le texte et la lecture exhaustive qui est donnée ici de l’œuvre perecquienne ; une lecture qu’on devine nourrie d’un savoir profond, intime, de l’individu Perec, lequel ne tient pas qu’à la lecture de ses livres.

Un autre élément irrigue cet accompagnement au long cours : la psychanalyse. Celles, au pluriel, de Perec, qui en a suivi une enfant (avec Dolto) et deux adulte, l’une avec Michel de M’Uzan, l’autre avec Pontalis, lequel a beaucoup écrit à propos de son illustre patient. Mais le biographe en esquisse une supplémentaire, synthèse et approfondissement des cures de l’écrivain. Le livre ne prétend évidemment pas appliquer au texte des processus d’élucidation mécanique ; en revanche, il s’appuie sur cette modalité d’intellection pour en déchiffrer les ressorts dans une perspective souvent nouvelle. On suit donc avec Claude Burgelin l’histoire d’une vie qui commence par une double blessure – perte du père pendant la drôle de guerre, perte de la mère disparue entre Drancy et Auschwitz – et qui en construira ensuite, à travers les livres, vaille que vaille, le constat, la réparation, et même la transcendance. À de multiples moments, cette lecture se révèle lumineuse, notamment sur les textes moins étudiés : on peut citer, en particulier, l’analyse qui est donnée du projet Lieux et de son enlisement progressif, pris en tenaille dans « les blocages et les cristallisations de la mémoire », celle d’Un homme qui dort, portrait d’un jeune homme « paralysé dans sa chambre de mort » dont la pulsion de vie a été temporairement éteinte par l’Histoire, ou encore l’évocation de La Disparition comme préfiguration du manque et du faux qui vont régir le cahier des charges de la Vie mode d’emploi, et qui sont au centre de l’existence de Perec.

Troisième élément majeur qui donne son poids à cette biographie : l’œuvre est donc saisie et relue dans sa totalité, ce qui constitue une véritable gageure. En effet, la tradition critique surabondante qui depuis quarante ans cartographie les textes perecquiens tend à opérer en général plutôt sur un livre, voire deux ou trois : les textes de l’écrivain, qui a un « besoin vital d’aller poser ses pions dans les cases de l’échiquier littéraire où on ne l’attend pas » sont en effet si différents les uns des autres et couvrent tant de genres littéraires  – roman, autobiographie, « autofiction » si on peut parler en ce terme de W, poèmes, théâtre radiophonique, essai, scenarii, listes et mots croisés — qu’il paraît presque impossible de les saisir d’un seul tenant. De plus, les dernières années ont vu émerger des œuvres jusque-là inconnues, rares ou oubliées du grand public : exhumation de la pièce L’Augmentation en 2008 ; publication, dont Claude Burgelin a été l’artisan de la réédition, de deux romans de jeunesse, L’Attentat de Sarajevo et Le Condottiere, écrits dans les années 1950 ; publication papier et électronique du projet inachevé Lieux en 2022. La prise en compte de la totalité de ce corpus rend, par un effet de miroir, toute sa cohérence au tissu une vie dont on avait tendance à ne retenir que les épisodes les plus saillants, ceux que les photos ont figées : l’enfant caché à Lans, l’adolescent fugueur, l’écrivain à succès, le génie barbichu de La Vie mode d’emploi, son chat juché sur l’épaule. Ici, on découvre Perec lycéen, aspirant écrivain, amoureux plusieurs fois déçu, compagnon et complice (en particulier de Paulette Petras, qui fut longtemps sa femme et toujours son amie), homme secrètement tourmenté, amateur de peinture contemporaine, auteur singulier, mais pas complètement coupé de l’entour littéraire de son temps (il s’intéressait, par exemple, beaucoup au travail de Barthes), et qui sut aussi prendre sa place dans plusieurs collectifs, de La Ligne Générale à l’Oulipo en passant par l’effervescence du Moulin d’Andé.

À travers ce parcours, le biographe va aussi, évidemment, mettre en lumière la manière dont l’écrivain a manipulé le matériau biographique : non sans réticences ni détours, plus ou moins délibérés. La nécessité existentielle de se plonger dans ce noyau noir, la difficulté de lui trouver une forme : de cette tension résultera W et sa structure en miroir, seule allégorie possible pour dire ce qui ne se dit pas, restituer une « enfance cadenas sur la bouche ». Mais Claude Burgelin fait apparaître, notamment, par exemple dans sa lecture empathique d’Un homme qui dort, que ce substrat biographique longtemps tu s’introduit de façon diffuse dans à peu près tous les textes (couple des Choses, amitiés dans Quel petit vélo ?), dans les listes, les inventaires, les observations, les textes courts, comme Les Lieux d’une fugue. Ainsi, Perec « dilue les frontières du genre » dans des textes qualifiés d’isolats ; mais au lieu de rassembler ou de révéler les éléments de son existence, il « dissémine, décentre, cloisonne ». Un paradoxe constamment mis en lumière par le biographe, qui permet aussi de comprendre que les systèmes narratifs élaborés, au-delà du ludique, sont aussi de puissants boucliers contre les déchirures intériorisées, les plaies qui au-dedans continuent de brûler.

Une sorte de lutte s’esquisse entre une forme de folie langagière, frôlée dans La Disparition, et la soif de dire ce qui fut. Le génie tant célébré de Perec, sa diabolique habileté verbale, serait-elle le revers de la médaille, l’aveu d’échec d’autre chose ? C’est un des fils que tire le livre, et il est passionnant. Claude Burgelin a en effet su, pas à pas, déconstruire l’image figée d’un Perec oulipien, virtuose, drôle, verbicruciste expert ès calembours, pour donner à voir l’homme qui se débattait avec la langue. Car le Perec « champion de performances lettristes, attirant rieurs et facétieux comme un joueur de flûte de Hamelin » est aussi un grand orphelin qui connaît l’errance intérieure, la souffrance, le questionnement, les excès, et qui parfois manque de rester prisonnier de ses masques de langage, comme celui du faussaire dans Le Condottiere. L« ’adversaire [est] logé au plus intime de lui » et il n’est autre que… l’écrivain lui-même : à savoir un génie qui frôle sans cesse le surrégime dans une obsession de la totalité, le quasi prisonnier d’une « salle des machines de l’intellect » capable de fabriquer des remparts incessants entre le verbe et la vie, entre ce qu’il a fallu occulter et ce qui réclame, des décennies plus tard, son aveu. C’est peut-être l’hypothèse la plus hardie, et la plus belle du livre : celle que l’écriture de ce génie des lettres n’était pas que résilience, que sa réussite athlétique était parfois le résultat d’une incapacité à s’atteindre, incapacité qui n’a pourtant n’a jamais tué son enthousiasme à écrire – mais l’a conduit à ne pas achever nombre de ses projets.

La plume du biographe, au diapason de la fluidité du propos, a la même couleur d’évidence. Bien que les effets rhétoriques soient laissés de côté, que la phrase soit d’une élégance continue – sans étouffement érudit malgré une forte documentation convoqué en note – le texte révèle, presque malgré lui, un deuxième écrivain, et celui-là s’appelle Claude Burgelin : comme lorsque que le biographe parle d’une langue « maniée, défaite, refaite et contrefaite », du « mélange de glaciation et de souffrance brûlante » qui irrigue Un homme qui dort, d’un homme issu d’une génération contrainte de « délabyrinther [son] histoire ». Il y là quelque chose de plus qu’une étude critique, un geste qui est de l’ordre du partage, de l’hommage, de l’inscription à quatre mains dans le continuum de la littérature. Le grand critique Bernard Magné dont le biographe salue au passage le « talent aussi inspiré que les personnages de La Vie mode d’emploi » a consacré sa vie à déchiffrer les structures fondamentales, littérales et numériques, qui structuraient l’œuvre ; ici, ce sont celles de la vie qui sont peu à peu décryptées, livrées dans un récit minutieux et précis, compagnonnage autant que biographie, qu’on lit comme un indispensable fanal allumé au plus intime de l’œuvre.

Claude Burgelin, Georges Perec, Gallimard, « Biographies”, 2023, 431 p. ill.