Les ombres magnifiques : Paul Pavlowitch, Tous immortels (Buchet-Chastel, 2023) (Hélène Gestern)

Au nom de Paul Pavlowitch s’attache de longue date celui d’Émile Ajar, et à celui d’Ajar, inévitablement, celui de Gary. L’histoire est bien connue, qui a été racontée par Gary-Ajar, avec une délirante inversion des narrateurs, dans son roman Pseudo (1976), par Gary dans Vie et mort d’Émile Ajar (1981), et enfin par Paul Pavlowitch, sous son nom propre, dans L’Homme que l’on croyait (1981). Avec Tous immortels (2023), quarante-cinq ans après les faits, l’écrivain fantôme devenu réel au fil des livres (les siens) qu’il a publiés choisit de revenir sur les êtres du passé qui ont compté pour lui : entre autres Romain Gary, son petit-cousin (la mère de Gary était sœur de la grand-mère de Pavlowitch) et sa femme Jean Seberg.

Si les noms de certains protagonistes sont célèbres, le livre n’est pas le lieu de révélations ou d’anecdotes croustillantes. Les coups de griffe y sont rares. L’auteur préfère se pencher sur une mémoire sensible que le temps pourrait achever de troubler, celles des morts et des vivants, qui semblent disposer d’un égal droit de cité dans les pages, pourvu qu’on les ait aimés. Dans son avant-propos, lignes profondes et émouvantes qui parlent de vieillissement, d’écriture et d’oubli, Pavlowitch qualifie son entreprise de livre de souvenirs ; il assemble ensuite, comme on pose les tesselles d’une mosaïque sans trop savoir ce qu’elle représentera, les paroles, les images, les scènes vécues, évitant d’enfermer quiconque – lui inclus – dans des rôles que la postérité a récrits sous un jour réducteur.

Est ainsi restituée la complexité du lien qui a uni deux hommes, Gary endossant d’abord, comme il le fera toute sa vie, auprès de Dinah, la mère de Paul, le rôle plus ou moins officieux de soutien de famille. Car Pavlowitch, comme son parent, connaît une enfance modeste à Nice, entre son père qui meurt tôt, son frère et sa sœur, le quartier russe, les petits boulots. Puis c’est Paris, la vie d’étudiant boursier, le ghostwriting alimentaire, les études de droit finalement abandonnées à Paris, la paternité et la nécessité matérielle, qui le pousseront à accepter l’étrange mission qui lui sera confiée par Gary. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle il acceptera d’incarner Ajar : Paul aime Romain, le voit en proie à la dépression et en butte à l’hostilité des critiques. « Tu as vu, dès qu’il s’agit de Romain Gary, c’est foutu, ils me descendent, ils démolissent mon roman ! »

L’ouvrage n’est stricto sensu, une biographie, même si les sources sont là – et beaucoup sont de première main. Pas de déboulonnage de statue non plus : les comptes sont réglés depuis un moment. On a l’impression que le narrateur voudrait se rappeler, derrière les icônes et les légendes, ce qui faisait l’humanité de ces êtres plus intenses, plus lumineux, que d’autres, mais pareillement fragiles sur bien des points. Souvenir de ses conversations avec Jean Seberg à propos de son enfance, de cette jeune femme issue de la middle class provinciale américaine, déjà déchirée entre le conservatisme de sa famille et sa révolte devant la ségrégation ; de l’actrice exerçant son métier dans un univers hostile, grande amoureuse, blessée à la fin de sa vie par des hommes peu scrupuleux. Images de Gary, en face, en butte à un antisémitisme rampant, que n’effaceront jamais son statut de compagnon de la Libération, sa carrière diplomatique ou ses succès littéraires ; évocation rarement faite d’un diplomate impliqué, travailleur, talentueux, apprenant le métier sous la houlette d’Henri Hoppenot qu’il estime beaucoup (la réciproque est vraie) ; fragments d’un mari, d’un amant, d’un père (pas très bon), d’un éternel fils qui doit composer avec la persona que lui a fabriqué sa mère. Un homme qui vit avec « passion, entêtement », qui peut être ogre dévorateur, mais aussi follement généreux.

« L’affaire » est évoquée dans le dernier tiers du livre et l’angle choisi est passionnant. Au fur et à mesure que la mécanique de la supercherie se bâtit, les tensions montent, les avocats entrent en scène, Paul est en rage, Romain désespère, la relation se détériore. Torts partagés, suggère chaque ligne : « Nous étions pris dans un rapport impossible à dénouer, une inévitable relation verrouillée que ni lui ni moi ne voulions briser. »

Le récit de Paul Pavlowitch ne prétend pas rétablir de vérité sur un parent qui fut multiple. « Grand frère enfant ? Cousin attentionné ?  Bienveillant magicien ?  Tonton cannibale ? » Entre eux, comme il le résume parfaitement, ce fut une « longue histoire de désirs qui ne supportaient pas le renoncement ». Mais il n’y eut pas que les livres : les visites en famille, les moments partagés sur le causse loin de Paris, à l’abri de la nature, les enfants qui tentent de consoler les grands, les amis et la paternité, l’affection et le ressentiment, la gloire et la solitude, l’amour et les médicaments, les coups bas et la grandeur d’âme. Il y eut Jean Seberg, Lesley Blanch et surtout Annie, compagne de l’auteur et personnage essentiel du livre, dont on devine qu’elle fut le garde-fou contre la contagion de la folie du petit-cousin. Et à travers eux se dessine encore une époque tout en soubresauts, guerre d’Algérie, guerre du Viêtnam, violence masculine ordinaire, antisémitisme toujours latent, racisme explosif. Contexte essentiel à comprendre le désespoir d’un écrivain aux mille visages, pour qui « la recherche d’un “autre” était douloureuse, terrible. Un espoir sauvage, bien au-delà de ce que le monde propose. »

Dans Tous immortels, il y a des ombres, des silences, des vacillements, des aveux d’erreurs, des regrets, « fosses communes de souvenirs, [où] mon présent haché menu se trouve mêlé aux temps évanouis » écrit le narrateur. Il y a la pudeur d’un homme qui n’a rien à prouver, rien à gagner, mais beaucoup à partager. Et c’est ce renoncement aux certitudes qui donne au récit, riche d’une aventure née d’un trop plein de fictions, sa vérité intime, sa puissante et douloureuse tendresse.

Paul Pavlowitch, Tous immortels, Buchet-Chastel, 2023, 479 p.