Mémoire cousue main : Norbert Czarny, Mains, fils ciseaux (Arléa, 2023) (Irène Bathori)

Tresser le récit d’enfance à partir des silences parentaux : une des formes de l’héritage léguée par un siècle que deux guerres – trois si l’on compte celle d’Algérie – traversèrent, entraînant leur lot de traumatismes enfouis, de dissimulations, de souvenirs tronqués, difficilement partagés car difficilement partageables. Comme Ivan Jablonka, Pierre Pachet, Stéphane Audoin-Rouzeau ou Françoise Milewski en ont témoigné, c’est alors aux enfants ou aux petits-enfants qu’échoit la tâche de rassembler les pièces éparses et de les coudre les unes aux autres en un récit, dans un geste qui tient de l’hommage et de l’amour.

Dans le cas de Norbert Czarny, la métaphore de la couture est à prendre au sens propre : dans Mains, fils, ciseaux, il s’agit bel et bien pour ce fils de tailleur de travailler à partir des bribes, images, paroles, voix.

« Avant que tout s’éparpille, se disperse et disparaisse, je collecte, je ramasse, je grappille et je glane […] Plus tard, j’écoute les vieux airs chantés par Fréhel ou Germaine Montero, je contemple les photos sépia qui racontent ce qui n’est plus et qui me touchent comme si j’y reconnaissais les miens. Je conserve, je mets de côté ; comme les boutons, les fils et les ciseaux crantés, ça peut servir. »

Le récit, qui fait abstraction de la chronologie, se déroule (se dévide ?) suivant des chapitres thématiques, qui s’arrêtent sur un souvenir, un objet, une sensation, lesquels entraînent le reste comme un aimant. Cette déambulation, autobiographique et biographique, permet à l’auteur de reconstituer la vie de ses parents, la part qu’il ignore et celle qui se confond avec ses souvenirs d’enfance ; de suppléer à leur mémoire brouillée par la maladie ou les médicaments.

Le narrateur a renoncé aux illusions d’exactitude il laisse l’écriture « flotte[r] dans le temps, dérive[r] », comme une surface sensible qui s’imprime au creux des sollicitations apportées par la vie. Comme chez Perec, c’est une histoire tragique qui se dit à mots couverts, où les noms et prénoms changeant : Szaba, venu de Pologne, qui devient Salomon en Allemagne qui devient Salek qui devient Serge en France, Dora enfant qui fugue pour voir son père prisonnier. Des images noires traversent le texte, crevant comme des bulles à sa surface, barbelés, châlits, tatouage, étoiles cousues sur la poitrine, boulevard Ornano. D’autres les rattrapent, l’enfance, un canari jaune, un atelier, des ciseaux crantés, les chemises dont on efface les plis, des naissances, des films, des chansons populaires, le goût de la vie, du labeur, du chaud soleil de la Terre promise, des retrouvailles.

 « J’essaye d’assembler les fragments, avant que tout ne s’envole avec moi » écrit Norbert Czarny. C’est cette modestie, cette patiente et douce lutte contre la dispersion qui structure ce récit dont le décousu n’est qu’apparent. Aucun éditeur n’ayant souhaité accueillir les souvenirs des parents et leur exactitude documentaire, c’est alors leur fils a pris la plume, autrement, puisque « glaner, écrire, c’est un même geste ». Ce faisant, Norbert Czarny érige son propre monument, au sens propre, dressé à ceux qu’on a pu voir comme des « gens de peu » : un dictionnaire de la tendresse filiale, entre émotion, respect, sobriété et pudeur, la collection minutieuse d’un homme qui se sait dépositaire de la voix de son père et de sa mère, et les accompagne dans les servitudes du grand âge avec un amour tel que l’épreuve en est transfigurée.

Norbert Czarny, Mains, fils, ciseaux, Arléa, coll. « La Rencontre », 2023, 173 p.