Enfant de Minuit : Mathieu Lindon, Une archive (POL, 2023) (H. Gestern)

S’il n’est jamais facile d’être l’enfant de ses parents, la tâche est particulièrement ardue quand on s’appelle Mathieu Lindon ; qu’on est journaliste, écrivain, et fils de Jérôme, fondateur et directeur des emblématiques éditions de Minuit. Outre qu’il a été l’une personnalités les plus marquantes de la vie éditoriale française après guerre, Jérôme Lindon a laissé en héritage un catalogue qui constitue l’un des fleurons de la littérature française (deux prix Nobel, trois si l’on compte Elie Wiesel, et deux Goncourt, entre autres). Une archive naît d’un refus ; ou plus exactement de la réticence d’Irène Lindon, qui a pris la succession de son père, et ne souhaite pas livrer la correspondance paternelle à de potentiels biographes.  Mais a-t-on besoin d’archive, se demande Mathieu Lindon, quand on est soi-même une vivante archive, née en 1955, et qui a grandi entourée de Samuel Beckett (« Sam »), Alain Robbet Grillet, Claude Simon, Pierre Vidal-Naquet ? La cession de la maison à Gallimard en 2021 est un autre des déclencheurs de son projet d’écriture :

« En réalité, je ne souhaite pas tant évoquer Jérôme que les éditions de Minuit, si prégnantes dans ma vie, telles que je les ai connues, telles qu’on me les a racontées, que je les ai vécues. Soudain, il me semble que ça rassemble ce sur quoi je tâche d’écrire depuis longtemps, tout ce sur quoi je pense devoir le faire : les éditeurs, les écrivains, ma vie dans les livres, depuis le premier jour. Ou peut-être, au contraire, sous prétexte de Minuit, pouvoir les écrire enfin, les livres autours des éditeurs, des écrivains, des livres, de mon père et moi. »

Jérôme Lindon au milieu des auteurs des Editions de Minuit. Photographie Mario Dondero, 1959.

On ne trouvera pas dans Une archive d’anecdotes croustillantes ou de petits secrets honteux. De la première à la dernière ligne, Mathieu Lindon est attentif à ce que le livre ne vire pas au portrait charge, ni ne dresse sa propre statue au Commandeur, ce qu’il aurait si facilement pu faire tant la personnalité de Jérôme Lindon était redoutable. Quant aux auteurs, Beckett, objet d’un « coup de foudre » et dont Lindon assurera la renommée jusqu’au Nobel, Duras, Simon, Pinget – ils sont saisis dans des instants de vie qui révèlent un peu d’eux – un match de rugby, la crainte d’un impair à table, une partie de pétanque ou un tête-à-tête complice –, sous le regard de l’enfant ou de l’adolescent qu’était Mathieu.

Ce livre n’est pas un récit linéaire et chronologique, pas un essai d’histoire littéraire, mais une méditation qui a la douceur des ressassements, quand on s’interroge sur soi ; sa progression circulaire est prise dans une phrase souvent complexe, qui tourne autour du passé pour y happer des moments, dont certains reviendront tel un leitmotiv. Ainsi de la rupture paternelle avec André, le frère aîné, dont Jérôme ne verra jamais les enfants, ses seuls petits-enfants, et qui l’obsèdera. Tout comme l’obsèdera l’un de ses derniers combats, la question du prix unique du livre, défendue avec fureur et le succès qu’on sait.

De Jérôme Lindon, nul n’ignore combien il a pu être courageux, littérairement et politiquement, imperméable à toutes formes de pression, subissant menaces et même un plasticage de l’appartement familial dont Mathieu se souvient : il ferraillera contre la torture en Algérie, pour la Palestine, pour le Syndicat National de l’Edition. Sa personnalité est contrastée : pleine d’intelligentillesse, selon un mot que Mathieu Lindon aime à reprendre, mais aussi vivant avec l’amour du pouvoir chevillé au corps, un pouvoir d’autant plus fort exercé, jusqu’à des formes souterraines de chantage, que l’éditeur bâtit un véritable royaume, éditorial, intellectuel et littéraire, dont il est le seul monarque malgré la présence d’Alain Robbe Grillet à ses côtés. « La manipulation était sa façon d’être » écrit de lui son fils ; simplement, la puissance ne cherche pas à nuire, plutôt à servir un idéal professionnel porté si haut qu’il conduit à une « ivresse dominatrice dont il ne se rendait plus compte ».

La question de la succession aurait pu déchirer le lien entre le père et le fils.  Des éditions de Minuit, Mathieu Lindon s’est « éloigné » calmement, ne se sentant pas l’étoffe du successeur, pressentant peut-être aussi ce qu’une coexistence professionnelle allait leur coûter, à l’un comme à l’autre. Il a dirigé un temps la revue Minuit, tandis que les rênes de la maison sont allées à Irène ; occasion là aussi de méditer sur ce qu’hériter veut dire, comment on peut continuer d’être affectivement et intellectuellement solidaire d’une histoire dont on n’est plus, de son propre choix, partie prenante :

« Les éditions étaient plus qu’un symbole pour moi. Elles n’étaient pas ma chair et mon sang mais de ma chair et de mon sang, pas mon identité mais une partie d’elle. Elles étaient là, familières, même quand je n’avais aucun rapport spécial avec elles, sinon qu’elles avaient toujours été là et le seraient toujours. Elles étaient plus concrètes qu’un symbole : un morceau de ma vie, un énorme morceau de ma vie dont je pouvais m’éloigner mais qui n’en resterait pas moins un énorme morceau de ma vie, comme si, du haut de mes échasses proustiennes, je les gardais autant attachées à moi que mon enfance et mon adolescence […] » »

Un désengagement décrit avec douceur, presque tendresse, qui va de pair avec un engagement symétrique : celui, au bout de deux livres sous pseudonyme, de changer d’éditeur pour rejoindre POL. Et c’est là une autre part importante du livre que ce portrait de Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur autant qu’ami, qui entraîne, en miroir, une réflexion sur la place qu’un éditeur « occupe dans l’espace mental », dont on ne prend conscience que le jour où il disparaît. Mais disant POL, le livre dit aussi en creux Jérôme, et plus largement caractérise ce lien étrange, presque organique, qui lie certains auteurs à « leur » éditeur – et vice-versa.

D’un côté, Une archive dessine le parcours d’un homme qui doit trouver sa place dans un champ littéraire que sature en partie la figure de Jérôme Lindon et le catalogue extraordinaire de ses éditions ; à ce titre, c’est un livre qui ne peut que passionner ceux qui ont goût ou affection pour les éditions de Minuit ou souhaiteraient de découvrir, vues de l’intérieur, les années Nouveau Roman, un mouvement que Lindon contribua à façonner en profondeur. De l’autre, à l’articulation de la biographie et de l’autobiographie, c’est un témoignage délicat, purgé de la violence des passions filiales, qui montre un père véritable, dans sa rigueur et ses attentions, son exigence et sa bonté. Une méditation dont on devine sous les mots pudiques qu’elle dut connaître ses douleurs et ses éclats de révolte, mais qui s’offre apaisée, sur ce qui nous construit ; une longue, belle et lente lettre d’amour d’un père à un fils, comme la réponse aux missives posthumes que Jérôme Lindon, l’homme qui n’écrivait pas de romans, laissa, en guise d’héritage, à chacun de ses enfants.

Mathieu Lindon, Une archive, POL, 2023, 239 p.