Anthony Passeron, Les Enfants endormis (Globe, 2021), (Véronique Montémont)

Avec Les enfants endormis, c’est un récit familial, singulier et collectif, que signe Anthony Passeron sur un sujet qui reste, encore aujourd’hui, une forme de tabou : le sida. Si une génération garde dans le vif de sa mémoire les récits déchirants d’Hervé Guibert, de Jean-Baptiste Niel (La Maison Niel), de Pascal de Duve (Cargo vie), les romans de Cyril Collard et de Guy Hocquenguem, tous morts de cette maladie, si la parole des malades condamnés est parvenue à résonner durant les années fatales de l’épidémie, avant l’arrivée des trithérapies, on a moins parlé du choc que la maladie avait pu représenter pour les familles, les accompagnants. Le très beau film de Robin Campillo, Cent vingt battements par minute (2017), en donnait, même s’il abordait surtout le sujet de la lutte militante, une idée ; c’est aussi ce sujet qu’évoque le livre d’Anthony Passeron, dont l’oncle toxicomane, Désiré, est mort du sida, attrapé par l’intermédiaire d’une seringue contaminée. De cet homme, nul ne parle, car « les archives familiales ont censuré la fin de sa vie ». Et si l’éditeur a choisi de décrire en quatrième de couverture un « roman » social, ce n’est aucunement d’un roman, mais bien d’une autobiographie dont il s’agit, autobiographie dont le pacte, d’une rigoureuse honnêteté, est au demeurant explicite :

Ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comme poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m’ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu’à ce que je prenne conscience qu’écrire, c’était la seule solution pour que l’histoire de mon oncle, l’histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux.

Ce livre est à plusieurs entrées et s’inscrit à sa façon dans la lignée des Ernaux, Eribon ou Louis, avec la particularité d’être focalisé non sur l’auteur, mais sur un tiers. L’histoire de Désiré, sa chute dans la toxicomanie, sa lente agonie, ce n’est pas seulement la confession d’un ado effrayé – l’auteur à l’époque – devenu un adulte désireux de comprendre, un ado qui a vu son oncle, sa tante, puis sa cousine (la fille de Désiré, contaminée in utero) s’éteindre de mort lente et affreuse. Elle est relue à la lumière de toute une trajectoire sociale, qui a permis à des gens pauvres, notamment la grand-mère de l’auteur et mère de Désirée, une immigrée italienne, d’accéder au statut envié de commerçante ayant pignon sur rue.

L’action se passe dans un village du Sud, jamais nommé, près de Nice, et se déroule comme un huis clos, dans un bourg reculé où la famille, à la dure, s’est fait une place au soleil. Emile et Louise (fille de réfugiés italiens), au prix d’un labeur acharné, sont devenus bouchers. Ils sont connus, respectés, de quasi-notables. Oubliées, les humiliations : leurs quatre enfants seront « appelés par leur prénom, vus à l’église et sur les terrains de tennis ». Désiré hérite de toutes les espérances : pendant que son frère travaille à la boucherie, il fait des études, travaille à Nice. Un « voyage » qui a tout d’une fugue à Amsterdam lui fait goûter à l’héroïne : de cette dépendance, jamais il ne sortira.

En parallèle, selon une stricte alternance, le livre relate, de manière méthodique et extrêmement documentée, la genèse de la découverte de la maladie, et la façon dont le milieu médical tarde à prendre conscience de sa gravité. On voit des médecins pionniers, plus motivés (et plus lucides) que d’autres, de jeunes chercheurs convaincus de se lancer sur ce sujet qui alors n’intéresse guère. Ils s’appellent Willy Rozenbaum, Jacques Leibowitch, Françoise Brun-Vézinet, Françoise Barré-Sinoussi, Luc Montagnier. Ils sont inquiets de cette pneumopathie qu’on pensait éradiquée qui arrive tout droit des Etats-Unis, des syndromes de Kaposi qui frappant tout à coup essentiellement des homosexuels jusque là en bonne santé.  Mais ils doivent déployer beaucoup d’efforts et d’énergie pour convaincre ; leurs propres confrères chercheurs d’abord, sur fond de rivalités médicales entre la France et les Etats-Unis qui feront perdre de précieuses années, puis les pouvoirs publics de la gravité et de la nouveauté de ce virus (le scandale du sang contaminé dit assez le scepticisme qu’ils ont dû affronter). Et enfin, il faut sensibiliser le grand public, indifférent à ce « cancer gay » dont ils pensent encore qu’il ne les concerne pas. Plus on avance dans le livre, plus les chapitres prennent l’allure d’une course contre la montre, une lutte acharnée pour élaborer des traitements alors que de plus en plus de jeunes gays, mais aussi une proportion croissante de femmes, d’hétérosexuels, d’hémophiles, et même d’enfants nés avec le virus meurent, désespérés, sous les yeux de médecins impuissants.

Et si l’on est si sensible au caractère d’urgence que prend cette rétrospective médicale, c’est parce qu’au centre du livre, il y a Désiré qui agonise, ainsi que Brigitte, sa femme, pour les mêmes raisons, puis Émilie, leur petite fille, à qui est consacrée  la dernière partie du livre. Un silence de plomb écrase la réalité de la situation ; tout en lui rendant visite chaque jour à l’hôpital, sa mère instaure un déni absolu autour de la maladie de Désiré, de sa toxicomanie. De même, mais cette fois pour ne pas terroriser l’enfant, elle cache à Émilie la réalité de son état, refusant que la petite et ses cousins entendent le mot « sida ».

Comme l’analyse très bien l’auteur, cette maladie signifie la destruction de toute une trajectoire tendue vers la sortie du milieu d’origine, comme l’avortement d’Annie Ernaux, raconté dans L’Événement, la renvoyait brutalement à sa condition première. « Un micro-organisme, surgi d’on ne sait où, réussissait à enrayer une longue histoire d’ascension sociale, une lutte pour devenir quelqu’un de respecté. Il suscitait des sentiments de honte, d’exclusion, d’humiliation ». Et c’est, au fond, une classe sociale, celle de tout petits bourgeois à peine sortis du prolétariat, et la génération de leurs enfants (lesquels auraient préféré « crever de la came plutôt que d’avoir la vie de [leurs] parents », selon les mots d’une survivante) qu’Anthony Passeron radiographie, sans complaisance, mais sans aucun mépris, jamais : des gens percutés par la maladie qui vient déstabiliser de plein fouet leurs certitudes, mais qui, en dépit du mensonge dont ils recouvrent la vérité, usent jusqu’à leurs dernières forces pour accompagner leurs enfants malades et les maintenir en vie quand la médecine ne peut plus rien pour eux.

En ce sens, le livre est aussi un hommage sobre et sincère à leur courage, à leur amour, l’arme ultime, donné sans compter durant ces années de plomb où l’on s’épuise à dispenser affection, tendresse, soins et attentions à des êtres condamnés : « Tous se sont montrés héroïques. Pas au sens où les films américains aiment à l’entendre. Chacun a joué jusqu’à la fin son rôle de personnage modeste, impuissant, dans une intrigue absurde et sans enjeu ». Il y a donc plus d’une raison de lire Les Enfants endormis, enquête sociologique, médicale, familiale, mais aussi coupe sagittale dans la vie d’une famille à qui la maladie a tout pris, jusqu’aux mots pour la dire ; tout, sauf l’amour.

Anthony Passeron, Les Enfants endormis, Globe, 2022, 273 p.