
Par petites touches : c’est avec un titre à double sens que le pianiste (également connu comme producteur d’émissions radiophoniques de haute tenue) Philippe Cassard fait son entrée en autobiographie. Sollicité par Colette Fellous pour sa belle collection Traits et Portraits, le musicien livre un autoportrait ponctué de photographies (puisque telle est la règle de composition), articulé autour de plusieurs entrées. La première, c’est l’enfance, l’enfance d’un petit garçon merveilleusement doué, petit-fils de paysan et fils d’enseignants, dont la professeure Suzanne Verrier remarque le talent. Elle l’oriente vers celui qui sera son premier maître, Pierre Barbizet, lequel accueille le petit garçon plusieurs fois par an à Marseille. Jacques Bloch prendra la relève, puis Geneviève Joy, au Conservatoire de Paris, où l’adolescent suit des cours deux jours par semaine, tout en poursuivant sa scolarité au CNED ; après quoi le jeune pianiste rejoindra la Hochschule für Musik de Vienne. Une carrière brillantissime, très tôt amorcée, sur laquelle l’auteur reste discret : on ne trouvera pas entre les lignes de cette partition-là moindre autosatisfaction, le moindre attendrissement sur son parcours de jeune virtuose. Plutôt la conscience d’avoir été intelligemment accompagné par des adultes qui ne l’ont pas brisé en chemin, au contraire de ces petits prodiges exhibés à la télévision, « enfants aux gestes d’automates et aux sourires forcés ».

Certes, il arrive à Philippe Cassard d’avoir la dent dure : d’expliquer comment l’exigence du travail en quatuor peut briser des amitiés, de critiquer vertement l’interprétation du lied selon Elisabeth Schwartzkopf, ou encore la pauvreté de la culture musicale des jeune interprètes, asséchés par les programmes des grands concours internationaux ; une franchise au demeurant roborative, en ce temps de bienveillance obligatoire, de cœurs et de likes dégoulinants. Mais ces coups de griffe ne sont que des ponctuations, les contrepoints fugaces de vibrants hommages, humains et musicaux : à lire Philippe Cassard, on comprend que les « touches » qui forment le clavier de la vie d’un musicien, ce sont d’abord ses maîtres, et ensuite les musiciens avec qui il travaille. Pour eux, il n’est que gratitude : « J’ai eu cette chance extraordinaire d’avoir été formé par une chaîne fraternelle ininterrompue de musiciens et de musiciennes passionnés, qui aimaient leur métier, plaçaient très haut leurs exigences et poussaient toujours leurs élèves à se dépasser, à ne jamais baisser la garde de la curiosité ». Dans son cas, outre Pierre Barbizet, il y aura Nikita Magaloff, le lumineux Dominique Merlet, « esthète », amateur de bon vin, professeur exigeant et érudit, qui sait dénouer les pièges de la technique mais aussi élargir l’horizon musical de ses jeunes élèves jusqu’à Barber, Boulez ou Ginastera.
Plus tard dans sa vie, l’auteur apprendra à partager la musique par un autre truchement, celui de la radio, qui jouera de son propre aveu un rôle essentiel dans sa vie d’interprète. Les auditeurs de France Musique ont bien connu ses Notes du traducteur, présentes sur les ondes durant dix saisons, dont il explique qu’elles ont été « essentiel[les] à son métier de musicien » : l’occasion de faire des recherches, d’approfondir le rapport à la musique, à l’interprétation, de « réinjecte[r] du combustible » dans son propre jeu. Le plaisir aussi de transmettre, d’instruire, de partager le savoir, quand la vie n’a pas laissé le temps et l’espace d’assumer la responsabilité d’une classe au Conservatoire.

La plume est tonique, fluide : si parler de musique est toujours périlleux, le traducteur transformé en écrivain a ici su trouver les mots pour la dire. Quand il évoque les artistes qu’il aime, ses descriptions se font d’une délicatesse, d’une beauté lyriques : on notera en particulier le portrait magnifique de Thierry De Brunhoff, devenu moine après avoir été musicien, le superbe hommage à Radu Lupu, pianiste rare et sensible, à « sa manière de laisser couler la musique, d’en infuser tranquillement toutes les beautés secrètes, attirantes comme des trésors, dans le mental, puis à travers tout le corps de l’auditeur ». Ou encore le récit d’une sonate de Scarlatti par Horowitz au Théâtre des Champs-Élysées, épiphanie miraculeuse : « Jamais de tels pianissimi, de tels dégradés de couleur n’avaient à ce point ensorcelé un auditoire parisien ».
Mais le livre fait aussi place à beaucoup, beaucoup d’humour : on se régale de l’hilarante évocation des concerts de Richter, où Cassard joue le rôle du tourneur de pages et se fait martyriser par un maestro colérique, du récit de la technique de Christa Ludwig pour réchauffer les mains glacées de son pianiste, de celui d’un festin dans le TER partagé avec Anne Gastinel et David Grimal ; on lit comme un roman sa redécouverte de partitions originales de Debussy, qui lui furent finalement offertes par une fidèle auditrice, descendante d’amis du compositeur, et que Natalie Dessay accepta de faire revivre.
En cela, Par petites touches est un autoportrait joyeux. On y entend l’exigence extrême de la musique, mais non la souffrance qui accompagne souvent l’évocation d’une pratique artistique de haut niveau et d’une carrière précoce. On y suit les pas d’un homme qui n’a cessé d’approfondir son rapport à son métier, cultivant les amitiés vives et la mémoire de ses chers fantômes, un homme qui aime les jardins, les voyages, la beauté des lieux, les gourmandises, l’écoute et le travail minutieux de la partition ; un homme qui sait goûter la vie, et toute la lumière que la musique sait y déposer.
Philippe Cassard, Par petites touches, Mercure de France, « Traits et portraits », 2022, 194 p. ill