Annie Ernaux, depuis Les Armoires vides, a toujours cherché à dire la vie. Ou plus exactement la conjonction de la vie, de l’amour et de la mort, trois forces qui continûment s’enlacent et se percutent au sein de nos existences. C’est inlassablement qu’elle explore cette trinité, avec une rigueur toujours plus grande, toujours plus dépouillée, les saisissant dans des récits dont la force n’a d’égale que la limpidité, nous offrant comme une intelligence supplémentaire de nous-même qui nous laisse à chaque fois empoignée au cœur.
Le Jeune homme est un court texte d’à peine trente pages. Mais il pourrait tout autant en contenir mille, tant il est comme le précipité, la quintessence et l’épure d’un geste autobiographique où le sujet est d’abord une surface, un matériau photosensible traversé par l’acte d’exister, quel que soit le prix des émotions que requiert chaque expérience. L’écriture qui, de livre en livre, a toujours cherché à s’approcher au plus près, à trancher comme un couteau dans tout ce qui n’est pas authenticité, atteint ici une forme de condensation remarquable de limpidité et d’apaisement conjoints. Un épisode singulier dans une vie singulière (la liaison de la narratrice avec un étudiant qui a trente ans de moins qu’elle) y devient le lieu de la description d’une autre expérience, transcendante, proustienne, woolfienne, vertigineuse : celle du temps et des empreintes superposées qu’il laisse en nous.
Il ne s’agit pas seulement de dire un amour, même si celui-ci est hors norme. Il est aussi question de comprendre comment à travers cette relation avec un jeune homme qui « arrachait » Annie Ernaux à sa génération (sans pour autant la faire entrer dans la sienne à lui), s’est opérée chez la narratrice une anamnèse formidable, réinscription des événements vécus dans un présent absolu. Ce voyage à l’intérieur de soi s’accomplit par éclats, sensations, répétitions, telle une écume qui brasse les souvenirs surgis de l’enfance, ceux des études, de l’avortement, des amours, de la maternité, et du désir – comme si tout s’était condensé là, dans un matelas posé au sol, à Rouen, dans les bras d’un seul homme. Celui-ci, à travers l’intensité de son désir, a transformé la vie en « étrange et continuel palimpseste ». « Il n’y a plus de temps » écrit Anne Ernaux, « sinon celui, sans nom, du rêve ».
On touche dans le récit de cet amour aux ressorts les plus énigmatiques des sentiments humains. Qu’aime-t-on en l’autre ? De quelle part de lumière est-on en quête au juste, et quelle nuit intérieure nous pousse vers lui ? Dans quels ressorts du passé s’enracine le besoin d’un être si différent et en même temps si proche ? Du jeune amant, on sait peu de choses, sinon qu’il aime cette femme de trente ans son aînée, qu’il l’aime vraiment. Mais la narratrice est consciente que ce qui se joue entre eux n’est pas qu’une question d’attrait sexuel, de sentiments ou d’admiration. A., c’est la part d’elle qu’elle a explorée dans plusieurs de ses livres, celle qu’elle était, le restant du plouc, du garçon sans manière, qui se débat avec une semi-pauvreté et l’héritage de son milieu. De son côté, elle est devenue l’initiatrice, qui n’offre pas seulement la jouissance ou le confort matériel, mais la culture, la découverte, les codes. Cette violence sociale là, présente entre eux, n’est pas passée sous silence par celle qui a incarné tour à tour les deux rôles, et qui sait combien ces déséquilibres fabriquent d’incertitude : « J’étais en position dominante et j’utilisais les armes d’une domination, dont, toutefois, je connaissais la fragilité dans une relation amoureuse. ».
Il y a donc ces amants-là, qui malgré ce qui les oppose, se retrouvent à Rouen, partagent les voyages, les cafés, les promenades, la complicité, les étreintes. Et puis il y a les autres. Et c’est dans leur regard à eux que la relation s’incarne dans l’étendue du scandale que leur couple semble constituer. Les badauds qui les dévisagent, à Fécamp, dans les restaurants, sur la plage ; dans leurs yeux la réprobation et le désir mêlés face à ce jeune homme accompagné d’une femme de cinquante ans, alors que l’inverse ne susciterait aucune réaction. La narratrice a la certitude que ce qu’ils voient en eux deux, c’est « confusément, l’inceste ». Le Jeune Homme assume cette possible confusion des rôles, ce vertige des ambiguïtés, en quelques mots, quelques faits : s on jeune amant l’appelle « la reum » ; elle l’emmène au théâtre, comme elle l’a fait avec ses fils. Il voudrait un enfant d’elle ; mais il voudrait, aussi, naître d’elle et lui ressembler.
Dans l’ensemble de son œuvre, Annie Ernaux n’a eu de cesse de faire un sort à la honte : celle d’être pauvre, celle d’être femme, d’avorter, d’aimer jusqu’à la déraison, celle d’avoir une maladie qui attaque le corps dans ce qu’il a de plus sensuel. Mais il serait injuste de réduire ses livres à cette seule dimension, aussi fondamentale soit elle. Car l’écrivaine a aussi inventé une écriture, ni si plate ni si blanche qu’on a pris l’habitude de le dire : une écriture qui serait plutôt transparente, en ce sens qu’elle abolit la distance entre le récit de la vie et de la vie elle-même, une écriture infiniment riche et poétique, poignante de justesse, d’exactitude, d’exigence, ne transigeant jamais mais déployant à chaque fois une nouvelle facette, comme un photographe qui choisirait son angle, sa lumière, sa durée d’exposition. Celle du Jeune homme semble encalminée, suspendue dans la grâce, comme si le souvenir de la plénitude avait domestiqué celui de la violence, la joie désamorcé le tabou. Comme si celle racontait cette histoire était revenue d’un long voyage pour nous offrir le récit d’une expérience presque chimiquement pure, celle du moment où une femme s’offre aux forces éclatantes du désir, en sachant déjà que c’est aux mots qu’elle en remettra le fruit.
Annie Ernaux, Le Jeune homme , Gallimard, 2022.
Une réflexion sur “La force éclatante du désir : Annie Ernaux, Le Jeune homme (Hélène Gestern)”
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