Le talent de Julia Kerninon comme romancière (Buvard, Ma dévotion) n’est plus à démontrer ; en matière d’autobiographie, avec Une activité respectable, on avait pu constater qu’il n’était pas moins grand. C’est à l’autobiographie que l’autrice revient pour son sixième livre, Toucher la terre ferme (L’Iconoclaste, 2022), magnifique récit consacré à la transition déchirante, heureuse et douloureuse à la fois, et dans tous les cas essentielle, qui consiste à mettre des enfants au monde.

Quand le livre s’ouvre, celle qui a aimé et vécu avec une intensité folle entre ses vingt et ses presque trente ans, celle a voué sa vie aux mots jusqu’au paroxysme et en a fait sa raison d’être en même temps que son métier, est mère d’un bébé d’un an et demi. Elle va mal, pleure et parfois boit la nuit, pour trouver l’apaisement. « La maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir », écrit-elle. Ces mots pourraient laisser augurer le pire ; mais le pire n’advient pas. Ils sont au contraire un passage nécessaire, une clé pour entrer dans une complexité beaucoup plus profonde, et en définitive radieuse, celle autour de laquelle va tourner le récit.
En effet, il n’est ni naturel, ni évident, ce passage d’un état à un autre. Il exige le temps que le corps cicatrise, que se réconcilient le moi d’avant et le moi d’après. C’est à cette traversée sur le fil que s’attelle un livre qui ne parle pas, tant s’en faut, que d’enfantement. Sa scène inaugurale raconte la première déchirure, l’accouchement, avec sa douleur surnaturelle, « insolente, moyenâgeuse » ; l’enfant sort magnifiquement des pièges de cette venue au monde difficile. Mais à l’ardente espérance d’une pure réinvention avec l’arrivée d’un être neuf succède la difficile habitation avec un corps, une existence transformés. Julia Kerninon dit, avec une simplicité crue, les désirs de fuite sur le parking de la maternité, la peur subite de « la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude ».
Au fil des pages, cependant, les anciens « moi » réapparaissent puis reprennent leur place, leur épaisseur biographique : la très jeune femme, amoureuse passionnée d’un poète à éclipses, celle qui « dansait jusqu’à tomber », celle qui aimait deux hommes à la fois, travaillait comme une forcenée, buvait, se baignait seins nus dans la mer, connaissait l’épuisement et la passion. L’enfant qu’elle fut, le complexe détachement d’avec ses parents à l’heure à son tour de « devenir quelqu’un » ; l’étudiante isolée dans un appartement glacé d’Europe de l’Est où elle écrivait sans cesse. Puis, inlassablement, l’écriture, les romans, le travail et les doutes. Le livre esquisse aussi, en creux, le portrait du père de ses enfants, ce compagnon au meilleur sens du terme celui qui tient et qui retient avec son corps, son intelligence et « sa bonté ».
Aussi dur que soit cet apprivoisement, devenir mère n’est pas, ne peut pas signifier l’engloutissement de soi, et ce qu’on fut peut nous renseigner sur qui on est. « Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans tout ce qui en mois n’est pas une mère. J’aime mes enfants, mais j’aime aussi me souvenir de la jeune moi marchant défoncée sur les trottoirs de Maybachufer à cinq heures du matin pour aller acheter des cigarettes au cinquième jour d’un marathon de lecture dans mon lit », se rappelle l’écrivaine. Son récit, écrit dans une langue superbe de rythme, de vibration, d’exactitude se lit comme une aventure, une confession ou encore un ardent poème. Il est constellé d’échos de vers de Ted Hugues, de Shakespeare et de Walt Whitman ; des mots qui s’imposent dans les moments les plus intimes, les plus intenses et les plus essentiels, preuve que, pour Julia Kerninon, verbe et chair ne s’annulent ni ne s’opposent mais se fondent au creux de ce qui nous définit comme être.
Hélène Gestern
Julia Kerninon, Toucher la terre ferme, L’Iconoclaste, 2022, 116 p.