C’est à une promenade profonde, subtile, dans le passé qu’invite Maïa Kanaan-Macaux dans Avant qu’elle s’en aille. Présenté par son éditeur Julliard comme « roman », ce livre est en réalité un récit autobiographique pleinement assumé, qui commence lorsque les pas de sa narratrice la portent vers Rome, la ville où elle a grandi. Maïa y rejoint sa mère, dont la mémoire récente commence à défaillir, et qu’elle doit venir rassurer à intervalles réguliers.
Ce voyage, qui prend les allures d’un pèlerinage sur les lieux de l’enfance, est l’occasion de se remémorer « le temps où [ils] étaient une famille » : à savoir la mère, femme cultivée, voyageuse, passionnée par la diversité du monde, le père, ingénieur agronome travaillant pour le compte des Nations Unies, et le frère aîné Jean-Sélim. Avec lui, la relation est complémentaire et fusionnelle : « Deux faces d’une même pièce ». Les souvenirs familiaux, tissés de tendresse partagée, de baignades, de jeux dans le quartier, sont légers, heureux, ensoleillés. Un goût simple et déchirant de petit paradis. Mais l’insouciance vole en éclats lorsque le père aimé autant qu’aimant, souvent en mission dans des pays lointains, décède brutalement en Chine. C’est là où cet Égyptien, qui avait dû quitter son pays à quarante ans pour recommencer une nouvelle vie, était en poste, pendant sa famille l’attendait à Rome où il devait prendre sa retraite.
Un coup de fil annonçant la nouvelle, et tout s’arrête ; et voici le frère et la sœur, à peine adolescents, « apeurés par la vie qui [les] attend sans lui ». Deuil à distance, obsèques en Égypte, où les enfants ne se rendront pas, deuil impossible à faire ; mère écrasée de chagrin, une part d’elle à jamais en allée, absente à ses propres enfants. Elle enfouit sa douleur, n’évoque plus jamais le mari et le père perdu. Et le frère et la sœur, « dans cette équation chargée de non-dits, […] n’ont pas d’outil pour avancer ». Ils se soudent, se solidarisent, deviennent chacun le pilier de l’autre. À la mère absentée aucune reproche n’est fait. « Nous n’étions pas malheureux. Juste un peu coupés de sa chaleur », écrit sobrement la narratrice.
Et à compter de ce moment, c’est surtout le portrait de Jean-Sélim, le frère très aimé, que le livre entreprend de dresser. Cet aîné possessif et tendre, « drôle et délicat, doux et généreux », dont on devine déjà, à certaines phrases, qu’il n’est plus là, lui, non plus. Et on suit, à travers le regard de sa sœur, le cheminement de ce jeune homme qui se découvre à dix-sept ans atteint d’une maladie rénale, dont les rêves de devenir pilote se brisent, mais qui reste aimanté par l’idée d’une tâche à accomplir. Ce qui le conduira, en héritier des valeurs familiales, à s’engager à son tour dans l’action internationale. Son père assistait les agriculteurs partout dans le monde ; lui travaillera à Action contre la faim, puis pour Médecins du Monde, comme logisticien. Somalie, Bosnie, surtout, où il passera plusieurs années.
Conséquence : à vingt-quatre ans, déjà, il a vu l’horreur, et il en est définitivement marqué. « Les retours sont difficiles, le dialogue impossible ». Le frère se bat contre le trop- plein de souvenirs traumatiques de la guerre, la sœur contre une dépression qui la tire vers le bas ; tous deux ont dû, trop vite, « apprendre à devenir adultes sans filet, sans douceur ». Mais ils continuent à s’épauler, à s’apaiser l’un l’autre. Deux années à Harvard permettront à Jean-Sélim de reprendre son souffle, de rencontrer une compagne. La vie se reconstruit doucement ; une consolidation rendue possible par ces années durant lesquelles Maïa et Jean-Sélim ont été « la mère, le père, le frère et la sœur l’un de l’autre ». Un enfant s’annonce. La vie aurait pu être heureuse. L’histoire et la violence des hommes écriront un autre épilogue.
Récit pudique, à l’écriture maîtrisée, dont la justesse sensible fait coexister avec grâce la douceur et la douleur, Avant qu’elle s’en aille, qui jette le pont entre chagrin et beauté des souvenirs, est un double hommage : à une mère libre et voyageuse, qui a choisi le parti de la vie malgré la mort de son mari, et au frère très aimé, dont la présence vibre entre chaque ligne. Un livre qui n’est pas tissé de noirceur, mais résonne d’une gravité apaisée, dans les éclats de soleil de la mémoire romaine de l’enfance. Une œuvre de transmission, pour fixer la trace du bonheur, de l’être qui n’est plus, mais dont le souvenir demeure. « Notre histoire est belle et je la prolonge à ma manière ».
Maïa Kanaan-Macaux, Avant qu’elle s’en aille, Jullliard, 2020, 179 p.