Christiane Rochefort sur le pied de guerre (V. Montémont)

Rochefort-journalEntre 1986 et 1993, à la fin d’une vie presque entièrement consacrée à l’écriture, Christiane Rochefort, la romancière des Petits Enfants du siècle et de Stances à Sophie, a tenu un journal et confié à son amie Misha Garrigue Burgess le soin de l’éditer après sa mort. La publication de ce texte est en elle-même une aventure génétique. En effet, Christiane Rochefort ne tenait pas son journal sous une forme continue, mais sur « un ensemble de feuilles manuscrites de grand et de petit format », regroupées dans cinq dossiers parallèles. Ses trois éditeurs, Misha Garrigue, Catherine Viollet et Ned Burgess ont donc choisi de reconstruire le texte de sorte à retrouver un ordre chronologique essentiel à sa compréhension. Car quand elle commence son journal, Christiane Rochefort est en pleine écriture de La Porte du fond : les premières notations nous font plonger dans le laboratoire d’un écrivain qui s’attache à décrire le processus complexe de la naissance d’un livre, avec ses « départs in-concertés », suivis de l’exigence de « dégorger une essence » de ce matériau. La Porte du fond, qui traite de l’inceste, pose de multiples problèmes et l’évocation de son élaboration difficultueuse lève le voile sur un autre aspect de la « méthode Rochefort » : le travail collectif, dont ses lecteurs avaient déjà eu un avant-goût dans Ma vie revue et corrigée par l’auteur. Non seulement l’écrivain parle de ses textes à ses amis proches, tenant avec eux ce qu’elle appelle des « conférences littéraires », mais elle leur en fait la lecture à haute voix, avant d’intégrer au fur et à mesure leurs avis et leurs suggestions. Ceux de Misha, « pas indulgente, juste-juste, au petit poil », ceux du peintre Amos Kenan, complice particulièrement cher, avec qui partager les « riches heures Kenan-Rochefort ».

Les amitiés tiennent en effet une place cardinale dans la vie d’une femme qu’on découvre assez solitaire : la diariste ne manque jamais de noter qui lui a rendu visite et tout le plaisir qu’elle en a retiré. L’entourage devient d’autant plus vital que la maladie gagne du terrain : atteinte à partir du début des années 1980 d’une ostéoporose aiguë, qui limite son autonomie physique et la fait considérablement souffrir, Christiane Rochefort se sert aussi de son journal pour décrire le minutage des journées, étape par étape, afin de résister à la fatigue et s’imposer plusieurs heures de travail quotidien, à placer là où elle en a la force. Mais l’écrivain est une femme combative. Si la révolte qu’elle porte chevillée au corps n’a plus que le plan rhétorique où s’exercer, son journal fait malgré tout état d’indignations récurrentes, contre les promoteurs immobiliers (« Tout ce que vous touchez, ça meurt »), les exégètes musicaux qui veulent « faire passer Mozart par [leur] trou d’cul », l’administration. L’actualité mondiale la consterne ; en juin 1990, dans un élan de pessimisme, elle écrit : « Bon dieu mais qu’est-ce qui se passe avec cette malheureuse planète ! »

Mais ni la colère, ni l’âge, ni la maladie n’éteignent le goût de vivre, les désirs (y compris d’amour) et les émerveillements. Derrière un tempérament entier, et des sarcasmes souvent aussi drôles que ravageurs, le journal laisse entrevoir une femme généreuse, qui ne ménage pas ses réserves d’affection pour ce(ux) qu’elle estime. L’écrivain entretient ainsi une relation fusionnelle avec les animaux et la nature. Elle prend le temps de décrire, non sans ferveur, la floraison du camphrier (« comme les bras levés d’une ballerine, entre lesquels les grappes maintenant visibles sont courbées en crosse »), d’admirer les martinets, le ballet des hirondelles, d’écouter le cri des merles. En 1992, elle consacre des pages bouleversantes à la mort de son chat très aimé, Machat, dont le « petit fantôme » la hante des jours après sa disparition. L’expression d’un amour absolu, inconditionnel : « Ô Machat, rien de mauvais n’est jamais venu de toi. De quelles relations entre humains peut-on dire ça ? »

Le Journal pré-posthume possible, témoignage de la condition d’un écrivain en cours de création (« Les jours où je n’écris pas, où je n’essaye pas, je me sens inutile sur la terre ») est aussi un texte d’une variété littéraire remarquable, où se côtoient courts poèmes, notations en prose, listes et aphorismes — un humour lapidaire qui n’est pas sans rappeler par endroits celui d’Erik Satie. Les éditeurs ont pris le soin d’enrichir ces pages transcrites avec des dessins, photographies et croquis, ceux de Rochefort de ses amis ; ils y ont ajouté des extraits manuscrits et ont complété le volume avec un cahier photographique tiré de l’album personnel de la diariste. Cet élégant travail de mise en page, tout d’intelligence et de sensibilité, contribue à placer le lecteur au plus proche de la matérialité de l’écriture, et à lui donner un aperçu des talents pluriels de l’écrivain. Mais il fait aussi du journal une fenêtre ouverte sur une personnalité atypique et attachante, celle d’une femme qui écrivait en 1986 : « Mon courage est aussi violent que ma peur ».

Christiane Rochefort, Journal pré-posthume possible, édition établie par Ned Burgess et Catherie Viollet, Éditions iXe, 2015.

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