« Pontée : ensemble des marchandises arrimées sur un pont ». Sous ce titre, qui aurait presque la beauté d’un patronyme romain, se cache le récit d’un voyage bien particulier : celui que le linguiste et poète Jean-Paul Honoré a entrepris en 2016. Parti de Ningbo, en Chine, l’auteur a embarqué sur un immense porte-containers de la marine marchande pour trente-huit jours de traversée. Sur ce mastodonte, vingt-sept hommes d’équipage, cent quarante mille tonnes de marchandises empilées sur vingt niveaux, et un seul passager – dit le « PAX » en langage de bord – , l’écrivain.
D’emblée, Jean-Paul Honoré se place dans la position de l’observateur minutieux : peu d’événéments à proprement parler à saisir, dans cette traversée relativement monotone, mais le fonctionnement, complexe et si particulier, d’un écosystème matériel et humain dont il s’agit de déchiffrer, puis d’apprendre, les rythmes et les protocoles. « Un cargo n’est pas dans la poésie, note Jean-Paul Honoré, il est dans la livraison. » ll s’agit donc, d’abord, de faire connaissance, dans une tentative de description méthodique, qui rappelle par instants Robbe-Grillet, avec des objets de la vie quotidienne adaptés, rivés, arrimés, avec un « univers matériel qui pose des conditions inattendues pour se rendre disponible » ; un décor parfois si terne, avec son linoléum, ses coursives, ses néons qu’il « découragerait presque le commentaire ».
Mais justement, là est tout l’art du livre : poser des mots, identifier, désigner, expliquer, faisant ainsi pénétrer le lecteur dans la complexité ritualisée de la vie d’un cargo. Un monde qui possède sa langue, et même son sabir : un escalier y est une échelle, parfois un menhir surmonté d’un trou d’homme, canot se prononce canote, on surnomme la mer le magasin 17 (parce qu’on y trouve de tout ?), l’équipage communique dans un anglais qui se doit d’imprimer les accents de ses locuteurs (« Zi sis ze laïfbôte ; in kéz of évakyouécheune, forti pipole can ambark »). Dans ce huis clos, hormis l’équipage, peu de protagonistes, mais tous sont monumentaux : la pontée, le navire, la mer. La première, malgré les apparences, n’est pas inerte : il faut sans cesse, en fonction des ports, en construire et déconstruire le labyrinthe ; occasion d’observer « l’élégance et […] la sauvagerie dans la relation du grutier au bloc qu’il maîtrise », le mouvement rapace des palonniers, comparés à des aigles avides de saisir leur proie. La pontée et son « patchwork polychrome » emmène avec elle ses jours de grand vent, ses bruits trompeurs, son étonnant « chœur d’esclaves que les bourrasques font vibrer et gémir sur les fréquences singulières de la voix humaine », ses odeurs de jus d’alcools fermentés ou de peaux tannées.
Le cargo, malgré sa massivité, s’incarne aussi sous la plume de Jean-Paul Honoré en une masse vibrante, palpitante, mobile, dont le roulis déteint sur la perception du corps. L’auteur s’imprègne de son atmosphère saturée d’odeurs de fuel, apprend son organisation impeccablement réglée : instructions de sécurité, repas au mess, rotation immuable de menus similaire (dont la fameuse « salade Bougainville » du coq philippin), règles implicites de la vie collective, où les équipage se côtoient sans se mélanger. Atmosphère virile et disciplinée, les adresses des bordels glissées discrètement à chaque escale. Contemplations régulières de la table à cartes et du radar GPS qui cartographie les autoroutes maritimes. Descente impressionnante dans le ventre de l’animal, lors de la visite (guidée) du « moteur-cathédrale » dans un chapitre presque lyrique, où le « PAX », la main posée sur une durite du monstre, en « perçoit avec émotion le battement vital, une pulsation cardiaque sous la fine cotte de mailles inoxydables qui enrobe l’aorte de caoutchouc ».
De temps en temps, dans cet univers de métal et de bruits industriels, la « nostalgie du confort » ; de temps en temps aussi, la présence de la terre qui se rappelle, à travers la présence de fauvettes désertiques, de phoques entrevus au loin sur une plage. L’émoi géographique est discret, mais puissant, comme un arrière-plan perçu depuis le mastodonte qui en modifie l’appréhension. Il est particulièrement perceptible lors de la traversée du canal de Suez, qui offre brutalement sa « pacotille de sensations réveillées », ses parallèles hypnotiques, ses hôtels fantômes, ses bicoques et l’écrasante présence du désert. Et bien sûr la mer, toujours elle, et ses cinquante nuances de couleurs et de matière, tantôt « cavité vitreuse d’obsidienne », tantôt surface « étamée par la lumière», « laminée à chaud par le soleil » ; tantôt tendant ses « paumes mousseuses », tantôt « lisse et abstraite ».
L’originalité de ce carnet de traversée, qui bannit résolument l’emploi du je, est d’avoir laissé peu de place à l’intériorité ; ou plus exactement d’avoir fait transiter les impressions, les perplexités, les découvertes, par une écriture à la fois factuelle et descriptive, précise et poétique, qui fait sans cesse se rencontrer l’extrême technicité de la matière et la subtilité évocatrice de la métaphore (les « creux pelviens du navire » ou « l’horizon laqué par la lune ») ; la présence des marchandises (fascinantes énumérations des denrées transportées, traduites du chinois dans un français surréel qui accumule les parapluies chauds de banane de jardin, l’herbe artificielle pour l’usage d’université et les chemises occasionnelles desserrées) et la permanente « ambiguïté des vagues » ; les coordonnées des radars et l’émotion contemplative de la géographie. Envisager le voyage comme le territoire d’un nouveau lexique à apprendre et manier, parce que les mots ici conduisent tout droit à l’apprivoisement d’un monde singulier et qui n’a pas d’équivalent sur la terre ; chercher le terme qui désigne et matérialise, chacun comme une « clé coudée » pour en démonter chaque détail et « recomposer l’ensemble en rouages intelligibles ».
Jean-Paul Honoré, Pontée, Arléa, 2019, 143 p.
© Hélène Gestern / Autobiosphère 2019