C’est avec une impatience non dissimulée que les lecteurs des tomes 1 et 2 du journal d’Hélène Hoppenot attendaient la suite de la parution de son exceptionnel journal. C’est chose faite avec le troisième volume, Journal 1940-1944, paru en mars 2019 aux éditions Claire Paulhan. Il offre, comme pour les deux tomes précédents un riche appareil critique élaboré par Marie France Mousli, ainsi que des photographies, fac-similés, documents et un index qui en font aussi un véritable outil de travail. Nous avions laissé l’auteur, le 5 octobre 1940, « devant appeler à la rescousse tout ce qui [lui] rest[ait] de courage », avec son mari, le diplomate Henri Hoppenot et leur fille Violaine, sur le point de gagner Montevideo. Une nomination qui sonnait comme une relégation : le gouvernement de Vichy se méfiait de ce proche d’Alexis Leger, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, et tentait ni plus ni moins de s’en débarrasser en l’expédiant dans cette lointaine ambassade uruguayenne.
« Représenter cet ignoble gouvernement »
Le couple arrive dans une communauté française déchirée entre les pétainistes et des gaullistes zélotes. Sa situation est ambiguë : gaullistes de la première heure, sincères admirateurs du Général, les Hoppenot arrivent pourtant en qualité d’« envoyé[s] du maréchal Pétain » et rencontrent la forte (et logique) hostilité d’une partie du personnel diplomatique, ainsi que celle des ministres étrangers. Tous deux exècrent pourtant la politique de Vichy et le journal révèle combien chaque nouvelle reçue de France aggrave le désarroi d’Hélène, comme les lois anti-juives (un « choc pour moi »), les otages fusillés… Dans ces conditions, rester en poste revient à accepter implicitement l’autorité d’un gouvernement honni. Pour Hélène, dès le 27 octobre 1940, la situation est claire : il faut « s’apprêter à prendre [ses] cliques et ses claques ». Mais Henri Hoppenot hésite, en partie à cause de leur fille Violaine, séduite par la personnalité de celui qu’Hélène n’appelle que « le Terrible Vieillard », en partie à cause d’un dilemme propre à nombre de personnalités de son temps : partir, n’est-ce pas laisser la place à des hitlériens convaincus qui ne feront qu’aggraver les choses ?
Hélène consigne comment son mari « se demande anxieusement où est son devoir, décidé à démissionner dès qu’il lui sera demandé une démarche ou une déclaration qu’il réprouverait » (21 décembre 1940). Mais celle-ci n’arrive pas et même le désaveu par Hoppenot des lois anti-juives n’entraîne pas la révocation espérée. Enfin, après deux années d’attente et de mépris chaque jour un peu plus grand contre un maréchal « défaitiste-né » et les « fripouilles et les traîtres » qui forment l’entourage de ce dernier, c’est la délivrance. Le 18 octobre 1942, le diplomate prend contact avec les Anglais, et le 23, les deux époux chiffrent ensemble son télégramme de démission. Certains reprocheront à Hoppenot ce ralliement tardif : mais le journal a le mérite de montrer combien toute décision, en des temps aussi confus et incertains, est difficile à prendre pour un homme conscient de ses responsabilités.
L’Amérique
Depuis l’Argentine où ils sont réfugiés, Hélène Hoppenot aimerait un ralliement immédiat à De Gaulle – on saura plus tard qu’un télégramme du général, demandant au diplomate démissionnaire de le rejoindre à Londres, a été intercepté ; Henri Hoppenot, de son côté, fait connaître sa disponibilité aux Anglais et aux Américains. Alexis Léger, ancien secrétaire Général du Quai d’Orsay, qui avait gardé un silence farouche jusque-là, presse soudain les Hoppenot de venir à Washington, où lui-même est réfugié. Le 26 janvier 1943, après un épuisant voyage, les Hoppenot foulent le sol américain. Là-bas, la situation est tout aussi tendue : Roosevelt ne soutient de Gaulle que du bout des lèvres, lui préférant Giraud. En bon diplomate, Henri Hoppenot, bien que sa sympathie aille naturellement à De Gaulle aimerait travailler à « unifier gaullistes et giraudistes » (29 janvier 1943). En septembre 1943, il est nommé chef de la Délégation du Comité de Libération Nationale, et en 1944, délégué du Gouvernement provisoire aux États-Unis, soit le statut d’un quasi-ambassadeur. Hélène Hoppenot renoue avec les obligations diplomatiques, les visites, dont elle reçoit, note-t-elle ironiquement, sa ration bi-quotidienne, « comme l’avoine ».
Mais l’Amérique lui est une épreuve et les problèmes de santé se mettent de la partie. Elle n’aime pas Washington, ses intrigues, son climat humide, la propagande anti-gaulliste de la presse américaine, et de façon générale, le « complexe de supériorité » de ce peuple, ainsi que l’omnipotence de son président. Quelques éclaircies : New York, dont elle découvre avec émotion les gratte-ciel, avec sa lumière qui lui rappelle celle de Pékin tant aimée. « Un choc. Beau, exceptionnel ». Mais si une partie de son cœur est restée en Chine, l’autre bat pour la France : elle écoute fébrilement les nouvelles et refuse farouchement d’envisager la défaite, et ce dès le début, parce qu’un « monde nazifié ne [lui] est pas concevable ». Son admiration pour de Gaulle ne faiblit pas : elle a l’intime conviction, malgré l’océan qui la sépare de la France et les relations difficiles avec les Américains, qu’il est ce chef « direct, obstiné, intelligent » dont le pays a besoin.
Patriote sincère, intègre, mais sans cocarde ni fanatisme, Hélène Hoppenot, pourtant, suractive dans ses tâches de représentation, a sans cesse conscience du privilège qu’elle a d’être à l’abri, et estime qu’elle n’a pas participé à la libération « ni par [s]es efforts, ni par [s]es souffrances ». À l’heure où les diplomates s’apprêtent à la célébrer la victoire au restaurant, elle ressent surtout de la tristesse en pensant à ceux qui sont tombés et ne pourront plus désormais « ni manger, ni boire ».
« Nous aurons encore de la douleur en réserve »
Si Hélène Hoppenot n’est pas femme à se plaindre, une forme de mélancolie point parfois entre les lignes, durant et à cause de ces années d’épreuves successives. La première est le regret persistant de la Chine, à laquelle elle consacre des pages magnifiques, se remémorant sa découverte de la nourriture, de l’habillement, des mœurs… La deuxième source de chagrin se trouve dans ses rapports problématiques avec sa fille Violaine, avant son départ pour la France, où la jeune fille s’engagera dans la Résistance. D’autres passages étonnent davantage, chez celle qui semble avoir une force de vie et une équanimité à toute éprouve, notamment les anniversaires qui donnent lieu à de rudes examens de soi : le 25 juillet 1941, jour de ses quarante-sept ans, Hélène Hoppenot dresse un bilan sans complaisance : première rides, cernes, mais « refus de vieillir moralement ». Les rapports humains ont aussi changé sous la pression de cette guerre : Hélène rapporte les lettres des collègues diplomates déboussolés, qui pour la plupart se résolvent à faire le grand saut et se retrouvent sans travail (« Il y en aura bientôt à revendre.. Qui en veut ? »), celles des amis juifs exilés ou pourchassés, comme Gisèle Freund ou les Milhaud.
Mais son humour est intact, son œil toujours aussi vif, et ses portraits, en particulier, valent le détour : scène hilarante d’un bébé dont elle est la marraine et qui se vide dans ses langes pendant le baptême, peinture moqueuse de Geneviève Tabouis, journaliste exilée qui manie tantôt le fouet, tantôt la caresse à leur égard. Évidemment, l’un de ceux qui a la part belle dans ce journal est Alexis Léger. Exilé, dénationalisé, occupant un modeste emploi de bibliothécaire à la bibliothèque du Congrès, l’ancien secrétaire général du Quai a développé une haine névrotique pour de Gaulle. Hélène Hoppenot a du mal à pardonner à ce très vieil ami ses deux années de silence, dues selon lui à son refus de communiquer avec les diplomates restés sous les ordres de Vichy. Magnanime, elle passe aussi sur les réflexions de plus en plus aigres à mesure qu’Henri Hoppenot sert le Comité français de Libération. À plusieurs reprises, elle se demande toutefois si leur vieille amitié y résistera. Mais elle est toujours aussi amusée de le voir à l’œuvre, quand il régale les convives lors de dîners de récits fantastiques dont les deux tiers sont pure affabulation : ce qu’elle appelle un « récit légéen plein de fioritures ».
Ce journal se révèle donc d’une lecture passionnante pour des raisons multiples. Il fait bien sûr la part belle à l’Histoire, dévoilant de l’intérieur les tractations américaines, tout sauf désintéressées, dans leur engagement aux côtés de la France, et les tensions internes qui minent la Résistance. Il permet aussi de comprendre comment des serviteurs de l’État dont les convictions politiques sont aux antipodes de celles du gouvernement de Vichy ont pu se trouver pris en tenaille, victimes de leur propre loyauté, non pas au régime, mais à leur pays. Mais au-delà de ces soubresauts, on voit comment Hélène Hoppenot garde intacte sa force de caractère et sa combativité, refuse le désabusement, faisant le départ entre patriotisme et opportunisme, continuant à promener sur le monde un œil curieux et avide de comprendre le pays dans lequel la destinée l’a jetée, cultivant les amitiés qui lui sont chères, et surtout s’émerveillant, régulièrement, du miracle de l’amour intact qui la lie à son époux : « Nous avons eu des heures joyeuses, tragiques ou sombres, nous les avons vécues appuyés l’un sur l’autre ».
Hélène Gestern
Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944, Claire Paulhan, Paris, 2019, 461 p. illustrées.
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2 réflexions sur “Hélène Hoppenot, acte 3”
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